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CHRONIQUES
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01 novembre 2024
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Comment parler de la disparition d'un homme de la stature de Maurice Béjart ? C'est mission quasiment impossible. Tous ceux qui l'ont connu, qui ont vu son oeuvre, qui l'ont aimé et admiré vont s'atteler à la tâche, mais il est évident que nul ne pourra en quelques lignes définir, résumer, évoquer l'importance de la place qu'il a tenue dans le monde du spectacle vivant du XXe siècle et du début du XXIe.
J'ai eu la chance de bien connaître Maurice Béjart, ayant publié deux livres sur lui. Plutôt que d'énumérer ses ballets, ses mises en scène d'opéra ou de théâtre, je me permettrai pour une fois de parler à la première personne et de puiser plutôt dans mon expérience personnelle, juste quelques anecdotes, quelques souvenirs parmi mille.
Formé comme danseur à la meilleure école classique, aux côtés des futures stars de la nouvelle danse française qui émergèrent juste après la guerre, il fut notamment l'élève de Madame Rousanne au Studio Wacker, mais ne se considéra jamais comme un très bon danseur.
Il aimait à raconter qu'elle le faisait souvent venir au milieu du cours en disant : « viens, Maurice, viens montrer ce qu'il ne faut pas faire ! » Il fut néanmoins à ses débuts le partenaire privilégié de grandes ballerines pour leurs galas : Solange Schwarz, Lycette Darsonval, Yvette Chauviré, car c'était un excellent partenaire, « pas trop grand », disait-il aussi, et il débuta chez Roland Petit avant d'intégrer les ballets Cullberg, puis de fonder sa propre compagnie, les Ballets romantiques, qui devinrent vite les Ballets de l'Étoile, installés dans un petit théâtre non loin de la célèbre place.
C'est là qu'il élabora ses premières chorégraphies marquantes, dans un style très particulier dont il aimait à donner les clés avec humour : « nous répétions tard la nuit après les spectacles, sur le plateau, presque sans lumières et sans miroirs. C'est pour cela que je bâtissais tout dans des positions près du sol, selon ma propre morphologie ! »
On ne saurait prendre cela au pied de la lettre, mais de tels propos montrent comment Maurice Béjart savait garder une distance par rapport à son génie et aux éloges dont on l'accablait. Bien des années plus tard, il faillit se tuer en tombant la nuit de la loggia de son appartement. Pendant plusieurs semaines, il ne put se déplacer qu'à quatre pattes en s'appuyant sur petit banc. Je l'ai rencontré à cette époque et il me dit : « vous voyez, je suis revenu aux positions du Sacre du Printemps ! »
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Un féru de culture asiatique
Fils du philosophe Gaston Berger, il eut très tôt un contact direct avec de grands intellectuels, notamment sinologues qui l'initièrent à la culture asiatique. « Je ne suis pas parti vers l'Orient, mais revenu de l'Orient », disait-il volontiers quand on l'interrogeait sur sa passion pour le Japon. Au Japon, d'ailleurs, il était chez lui, reconnu là -bas comme l'un des leurs par les plus grands artistes. Il m'emmena un jour au Théâtre de Kabuki à Tokyo où je pus constater vraiment le respect et l'admiration qu'on lui témoignait.
Le Kabuki le passionnait. Je devais un jour l'interviewer sur l'une de ses dernières créations, mais il venait de recevoir un nouveau livre sur cet art : « vous connaissez par coeur ce que je chorégraphie. Regardons plutôt ce livre ! » Et l'entretien se transforma en une initiation au Kabuki
qui me permit d'étonner quelques jours plus tard le célèbre Enosuke II : « comment savez-vous tout cela ? – Je viens tout juste de l'apprendre de Maurice Béjart ! »
Maurice Béjart était d'une culture fabuleuse. Un peu comme André Malraux, si vous commenciez à parler art avec lui, il vous promenait immédiatement d'un poète soufi du Moyen Âge à une statue grecque, à une pyramide égyptienne, en passant par Descartes, Molière ou tel chef-d'oeuvre de la peinture archaïque indienne, sans oublier quelques rythmes africains ou un page méconnue du premier Wagner. On avait vite le tournis.
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Un homme de la plus grande simplicité
Chez lui régnait en revanche la plus grande simplicité. Un petit coin salle à manger en bois clair et dans le salon
un grand tapis avec coussins. Tenir assis dessus avec son magnétophone et sa tasse de thé relevait de la prouesse, mais le propos faisait tout oublier, douleurs au dos et crampes dans les jambes. Je ne lui ai d'ailleurs jamais connu ce que l'on appelle des signes extérieurs de richesse.
L'idée de la mort ne l'effrayait absolument pas. Il disait que tout continuait à vivre après la mort. Peut-être parce qu'il avait perdu sa mère encore enfant. De sa mère, à qui il voua sa délectable version de Casse-Noisette, il disait : « c'est extraordinaire ! Elle aura été la femme de toute ma vie. Quand j'étais enfant, elle avait l'âge d'être ma mère, quand j'étais jeune homme celui de ma fiancée, puis, aujourd'hui celui de ma fille. Elle ne m'aura jamais quitté ». Les anniversaires ne l'intéressaient pas vraiment, pas plus que les changements d'année. Le temps avait pour lui une tout autre dimension, un tout autre intérêt.
Dans son oeuvre immense, il savait très bien discerner le bon du moins bon. Il me dit un jour de sa 9e symphonie de Beethoven – et cela figure dans l'un de mes livres – : « quand je revois ça, je me dis que c'est un débile qui l'a fait ! ». Quand il reprit ce ballet voici quelques années au Palais Omnisports de Bercy pour l'Opéra de Paris, comme j'allais l'interviewer sur cette reprise, il prit les devants : « je sais quelle question vous allez me poser
». Mais, justement, je ne la lui posai pas !
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Une passion pour les danseurs
Le devenir de ses écoles n'a jamais cessé de le concerner. Il n'imaginait pas une compagnie sans ce réservoir où il pouvait puiser les interprètes polyvalents nécessaires au répertoire qu'il avait bâti et qu'il continuait à bâtir. Car pour danser chez Béjart, il fallait aussi savoir dire un texte, jouer la comédie, monter sur pointes aussi bien que danser pieds nus. Exigeant, parfois injuste, il avait, comme tous les grands chorégraphes, une passion pour les danseurs, autant pour ceux qu'il pouvait façonner que pour ceux, parmi les plus illustres au monde, qui vinrent danser dans ses compagnies.
Il y a un presque un an, il fêtait ses 80 ans à Lausanne, lors d'une fête mémorable où se trouvaient réunis ses danseurs, anciens et nouveaux, ses amis, ceux qui avaient compté pour lui. Il se tenait courageusement sur des cannes anglaises, avec un désir de convivialité qui signifiait peut-être qu'il savait qu'un tel rassemblement n'aurait plus jamais lieu.
Convivial, amical, affectueux même, Béjart savait l'être et, pour quelqu'un comme moi, qui avait été d'abord un admirateur béat avant de pouvoir l'approcher professionnellement et le connaître plus intimement, ces moments d'amitié affectueuse, voire de complicité, au cours de rencontres ou de voyages à l'autre bout du monde resteront de fabuleux souvenirs.
Un regret pourtant, que l'on ne peut pas occulter, celui que l'État français n'ait jamais réussi à le retenir chez nous ou à lui offrir les moyens d'une grande compagnie, moyens qu'il trouva d'abord à Bruxelles, puis à Lausanne. Un rendez-vous manqué, aujourd'hui, inexorablement
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