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CHRONIQUES
25 avril 2024

Souvenirs d'Irène Aïtoff

Irène Aïtoff, avec le baryton Franck Leguérinel.

On finissait par la croire immortelle. Largement centenaire, Irène Aïtoff fut l'une des figures incontournables du monde lyrique pendant toute la deuxième moitié du XXe siècle. Aux côtés des plus grands chefs et des plus grands chanteurs, elle restera comme un chef de chant exceptionnel. Souvenirs.
 

Le 07/06/2006
Gérard MANNONI
 



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  • Il a encore peu de temps, elle déclarait à Jane Rhodes : « Ã‡a va plutôt bien. Je suis en train de travailler le concerto de Ravel pour entretenir la mobilité des bras et du buste Â». On finissait par la croire éternelle ! Elle avait quatre-vingt-dix ans, lorsque, à l'amphithéâtre de l'Opéra Bastille, accompagnant, par coeur bien sûr, un concert d'Hélène Delavault, elle chantait aussi quelques chansons d'Yvette Guilbert, en s'accompagnant elle-même, et récitait, toujours par coeur, des extraits des Cahiers du Music Hall de Colette.

    Avant de devenir un chef de chant qu'exigeaient aussi bien Herbert von Karajan quand il montait Pelléas et Mélisande à Vienne – elle pouvait accompagner cette partition par coeur, aussi ! – que Georg Solti quand il dirigeait Mozart à l'Opéra de Paris ou à Aix-en Provence, elle avait été l'accompagnatrice d'Yvette Guilbert, aux grandes heures du Moulin Rouge. Il lui en était resté en tête tout un répertoire qu'elle adorait pratiquer lors de soirées amicales chez l'un ou chez l'autre. Et c'est là que les souvenirs personnels surgissent.

    Ayant travaillé moi-même le chant pendant quelques années dans ma jeunesse, j'ai eu la chance de croiser sa route à deux reprises. Une première fois, de manière assez brève, chez mon premier professeur, la grande Maria Freund. Et une deuxième fois, de manière beaucoup plus prolongée, c'est à dire pendant une dizaine d'années, chez mon deuxième professeur, l'illustre Germaine Lubin. Cela m'a permis non de faire une carrière dont je n'avais nullement les moyens vocaux, mais de côtoyer à deux niveaux cette personne extraordinaire.

    Une exceptionnelle qualité d'attention

    D'abord au niveau musical et, en quelque sorte, professionnel, en travaillant avec elle des partitions aussi diverses que le Voyage d'hiver de Schubert, le Figaro des Noces, Pimène dans Boris Godounov ou Philippe II dans Don Carlo. C'était l'occasion d'apprécier son incroyable culture musicale, sa connaissance des langues, son enthousiasme communicatif dès qu'elle posait les mains sur le clavier, et l'exceptionnelle qualité de l'attention qu'elle portait au travail du piètre apprenti que j'étais. J'ai appris grâce à elle à écouter, à disséquer tout un répertoire, ce qui me fut ultérieurement d'une grande utilité dans mon métier de journaliste et de critique musical. On croisait en outre chez elle l'élite des chanteurs français et internationaux qui se succédaient dans son appartement non loin de la place Pereire.

    Et puis, l'amitié de joignit au travail et Irène venait dîner avec quelques amis à Bougival, où j'habitais alors. Nous lui demandions naturellement de se mettre au piano et de nous chanter quelques succès d'Yvette Guilbert. Partie carrée, Elle était très bien, J'membrouille, le Fiacre, Madame Arthur, elle disait tout cela avec un humour ravageur d'où la musicalité n'était jamais absente. Nous nous retrouvions tous à Aix-en-Provence pour le festival, avec aussi Germaine Lubin, qui prétendait ne venir que pour sa cure à l'Hôtel des Thermes. Irène louait un étage d'une très belle maison XVIIIe du centre ville, avec un jardin ombragé. De nouveau, nous y passions des moments uniques, avec la plupart des interprètes internationaux à l'affiche du festival. Nous hantions les répétitions, au conservatoire ou à l'archevêché, nous allions en bande passer la soirée, les jours de relâche, dans quelque château des environs.

    Une année, bousculée au bord d'un trottoir par un ivrogne, elle tomba et se cassa le col du fémur. J'avais une voiture. Je fus son chauffeur pendant le festival, ayant le privilège de la conduire d'Aix où elle était chef de chant à Orange et où Carlo-Maria Giulini l'avait aussi requise pour le Requiem de Verdi qu'il y dirigeait avec pour solistes Angeles Gulin, Christa Ludwig, Martti Talvela et Nicolaï Gedda. Que de conversations musicales pendant ces trajets sur l'autoroute brûlante, que de connaissances acquises encore ainsi, pendant les répétitions intimes précédant le concert !

    L'art de « la réplique qui tue Â»

    Irène pouvait avoir son franc parler, au sujet des chanteurs qu'elle n'aimait pas. Elle avait parfois « la réplique qui tue Â». D'un jeune ténor très maladroit en scène dont elle n'aimait ni le style, ni la voix, ni le jeu, elle déclara presque à voix haute à la première répétition avec orchestre : « Tiens ! La potiche chante faux ! Â». Les anecdotes seraient multiples, mais ce qui domine dans mon souvenir, outre sa chaleureuse amitié et son humour, c'est, une fois encore, la qualité unique de son attention à ce que l'on faisait dans le travail, cette manière de vous écouter pour que rien ne lui échappe : ni la justesse, ni le rythme, ni l'articulation, ni le phrasé, ni l'expression, ni le style, et tout cela dans un climat tonique sans agressivité, qu'il s'agisse des plus grands comme Gabriel Bacquier ou des autres stars mozartiennes de l'époque Liebermann, ou encore du simple élève que j'étais.

    Le chant abandonné, le journalisme devenu un métier à part entière, j'ai continué à voir souvent Irène. Je lui avais prêté ma partition de Parsifal, quand elle préparait Jane Rhodes, notre amie commune, à une reprise de l'opéra au Palais Garnier. Elle l'avait gardée. Chaque fois qu'elle parlait de me la rendre, je lui disais de la garder encore, comme le gage que nous allions nous revoir. Elle l'a toujours conservé, mais comme je l'ai dit, je croyais Irène immortelle. Elle l'est sûrement, pour tous ceux qu'elle a honorés de son savoir et de son amitié.




    Le 07/06/2006
    Gérard MANNONI



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