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CHRONIQUES
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26 avril 2024
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Pour peu qu'on lui conteste le trône du royaume baroque, René Jacobs est à notre sens le chef dont les interprétations ont le plus bouleversé notre vision de l'opéra vénitien du Seicento et de l'opera seria du Settecento, sans parler de ses incursions sans compromis dans l'univers mozartien, dont le récent Don Giovanni marque le point culminant. Parce qu'elles sont le fruit de recherches historiques, sociologiques, dramaturgiques et musicologiques méticuleuses. Parce que cette directivité dont certains l'accusent, notamment dans Monteverdi, est le gage d'une unité stylistique qui est la base même de l'aboutissement de sa démarche artistique.
Si son champ d'exploration ne cesse de s'élargir – il a récemment passé le cap du XIXe siècle avec Tancredi de Rossini –, il s'est restreint, pour son Domaine privé à la Cité de la musique, à la première moitié du XVIIIe siècle, illustrant le versant profane par un opéra allemand et le versant sacré par un oratorio italien, avec un art savant du paradoxe.
Ardent défenseur de Telemann, que sa prolixité jugée suspecte a relégué dans l'ombre de Bach et Haendel, et dont il s'apprête, après Orpheus, à graver la Brockes-Passion, René Jacobs s'est penché sur le sort de la Patience de Socrate (Der geduldige Sokrates), qui n'avait que très sporadiquement, et modestement, revu le jour depuis sa quasi recréation par Jean-Claude Malgoire à Royaumont en 1997.
On s'en étonnera d'autant plus que le compositeur fait preuve, dans cette fort réjouissante comédie en musique, d'une invention constante, mélangeant les genres, les styles et les langues, comme il était de mise dans l'opéra hambourgeois – la création eut lieu dans la ville hanséatique, bien que l'oeuvre ait été composée pour Francfort –, héritier direct du dramma per musica vénitien, jusqu'à l'étourdissement.
Sans doute n'en fallait-il pas moins pour soutenir le livret de Johann Ulrich von König, largement inspiré de La patienza di Socrate con due moglie de Nicolò Minato, dont les situations, aussi comiques soient-elles, se répètent inlassablement trois actes durant, et appellent irrépressiblement la scène.
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Une Xanthippe « hystéricomique »
Soudée par une série de représentations à Innsbruck et Berlin dans une mise en scène déjantée de Nigel Lowery en partie transposée dans la cuisine très seventies de Socrate, l'équipe de chanteurs réunie par Jacobs parvient heureusement à animer le plateau réfrigérant de la salle des concerts de la Cité de la musique, en premier lieu grâce à la Xanthippe « hystéricomique » d'Inga Kalna, parvenue à tel degré de maîtrise vocale qu'elle peut chanter, si l'on ose dire, dans tous les sens, sans que jamais ne soit mise en péril l'intégrité de son pulpeux instrument.
Face à une telle furie, le Socrate au beau creux de Marcos Fink paraît plus résigné que philosophe, mais l'Amitta de Kristina Hansson ne se contente pas du rôle de seconde épouse. Et si la Rodisette de la toujours délicieuse Sunhae Im et l'Edronica d'une lumière ample et néanmoins virtuose de Birgitte Christensen se disputent un Melito bien fade en la personne de Donát Havár, pourtant gratifié d'airs inspirés, leur soupirant Antippo trouve en Matthias Rexroth un exemple typique de cette génération décomplexée de contre-ténors parfaitement crédibles à la scène.
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Un Caldara moins bien rôdé
Étincelante dans l'opéra de Telemann, l'Akademie für Alte Musik se révèle moins bien rôdée, et moins immédiatement réactive dans le remake concertant de l'envoûtant enregistrement de la Maddalena ai piedi di Cristo. Surtout, l'ensemble berlinois reste en deçà de l'élan que l'Orchestre de la Schola Cantorum Basiliensis imprimait à la partition de Caldara, d'autant que l'acoustique relègue dans le lointain cette « sensuelle euphonie vénitienne » désirée par le chef, guide inspiré du continuo éloquent du Concerto Vocale.
Sans doute les années ont-elles rendu le timbre toujours adolescent de Maria Cristina Kiehr quelque peu lénifiant, et son intonation moins sûre, et l'Amor Terreno de Marie-Claude Chappuis, habité, démoniaque, ne peut-il rivaliser, sur le strict plan de l'aisance, du moelleux vocal – bien limités – avec Bernarda Fink. Mais la Marta imprévue de Stéphanie d'Oustrac est un modèle de galbe vocal, sinon de diction, et Lawrence Zazzo, en plus belle voix que jamais, illumine Amor Celeste de radieuse béatitude.
Une réputation de docte intransigeance précédant René Jacobs, on s'étonne enfin de le découvrir aussi bienveillant pédagogue au cours de la masterclass sur la déclamation du chant dans Monteverdi et Haendel. Il est vrai que face à des élèves de haut niveau – nous avons entendu la mezzo-soprano Amaya Dominguez, lauréate du dernier Jardin des voix de William Christie, et les sopranos Emmanuelle de Negri et Camille Poul –, le maître gantois n'a plus qu'à peaufiner les respirations, encourager, ou retenir, l'élan ornemental, inviter à déclamer le texte pour mieux ressentir la nécessité de la battue qui fait naître, dans le recitar cantando monteverdien, l'illusion de la liberté.
Cité de la musique
13 octobre
Georg Philipp Telemann (1681-1767)
Der geduldige Sokrates, musikalisches Lustspiel en trois actes (1721)
Livret de Johann Ulrich von König en langues allemande et italienne, d'après La patienza di Socrate con due moglie de Nicolò Minato
Marcos Fink (Sokrates)
Inga Kalna (Xanthippe)
Kristina Hanson (Amitta)
Daniel Jenz (Pitho)
Michael Kranebitter (Plato)
Sun-Hwan Ahn (Alicibiades)
Richard Klein (Xenophon)
Alexey Kudrya (Aristophanes)
Sunhae Im (Rodisette)
Birgitte Christensen (Edronica)
Donát Hovár (Melito)
Matthias Rexroth (Antippo)
Maarten Koningsberger (Nicia).
Choeur du Festival d'Innsbruck
Akademie fĂĽr Alte Musik Berlin
direction : René Jacobs
20 octobre
Antonio Caldara (ca. 1670-1736)
Maddalena ai piedi di Cristo, oratorio en deux parties (1698 ?)
Livret de Lodovico Forni
Maria Cristina Kiehr (Maddalena)
Stéphanie d'Oustrac (Marta)
Marie-Claude Chappuis (Amor Terreno)
Lawrence Zazzo (Amor Celeste)
Sergio Foresti (Fariseo)
Magnus Staveland (Cristo)
Concerto Vocale
Membres de l'Akademie fĂĽr Alte Musik Berlin
direction : René Jacobs
22 octobre
Masterclass : La déclamation dans le chant, Monteverdi-Haendel
clavecin : SĂ©bastien d'HĂ©rin
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