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CHRONIQUES
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27 avril 2024
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Que manque-t-il Ă Max Emanuel Cencič pour vĂ©ritablement s’imposer, et de loin, très loin, comme le meilleur contre-tĂ©nor de sa gĂ©nĂ©ration – et il faut l’être pour se mesurer Ă des airs composĂ©s sur mesures pour Farinelli ? AssurĂ©ment pas la voix, longue, ductile, et surtout d’une homogĂ©nĂ©itĂ© stupĂ©fiante, sans distorsion de timbre dans les passages de registre, jusque dans le canto di sbalzo particulièrement exigeant de la partie centrale de l’aria Dall’amor piĂą sventurato, extraite de l’Orfeo de Porpora.
C’est que sa technique incarne l’aboutissement d’un demi-siècle de recherches menées par des chanteurs prêts à sacrifier qui le phrasé, qui la beauté du timbre, qui l’étendue, qui la vélocité, pour mieux dompter une vocalité ressuscitée par Alfred Deller, et aujourd’hui acceptée, assimilée, après tant d’années de méfiance, voire de rejet.
Enfant prodige, Cencič a su, en passant du registre de garçon soprano Ă celui de mezzo, conserver tous ses dons. Le timbre est sans Ă©gal, charnu, sous-tendu par une fine couche de mĂ©tal qui lui confère sa crĂ©dibilitĂ©, sa lĂ©gitimitĂ© dans les arie di furore comme Crude furie degl’orridi abissi, dernier air du rĂ´le-titre de Serse de Haendel donnĂ© en bis, et portĂ© par ce legato souverain – celui-lĂ mĂŞme qui lui autorise Rossini – mis Ă l’épreuve dès Ombra fedele anch’io, extrait d’Idaspe de Riccardo Broschi, et hypnotique dans les tenues funambulesques d’Alto Giove, tirĂ© de Polifemo de Porpora…
Peut-ĂŞtre Cencič souffre-t-il d’être trop douĂ© ? Est-il trop perfectionniste pour accepter la moindre faiblesse, la plus imperceptible mĂ©forme ? Car ce qui semble encore lui faire dĂ©faut, c’est la confiance absolue dans des moyens pourtant considĂ©rables, qui lui Ă©viterait de se cacher derrière ces arabesques de la main droite, Ă©cran protecteur entre son chant et la salle – elle passe outre et lui fait une ovation debout –, ou encore de trĂ©bucher dans les premières mesures de Misero pargoletto, extrait de Demofoonte de Jommelli, comme saisi par une soudaine panique rythmique, alors mĂŞme que Stefano Molardi et ses Virtuosi delle Muse lui font un Ă©crin sensible, constamment attentif.
Oui, ce qui manque Ă Max Emanuel Cencič pour asseoir sa suprĂ©matie sur tous les autres contre-tĂ©nors, aussi inestimables soient-ils – ceux-lĂ mĂŞme qui, comme pour pallier leurs faiblesses respectives, parfois mĂŞme en forçant leur nature, l’ont conquis –, c’est le dĂ©sir, sinon la capacitĂ©, de s’abandonner aux vertiges de son art.
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L’exacte incarnation vocale d’Orphée
Au premier rang de cette génération décomplexée, Bejun Mehta fait figure de phénomène. Non que le timbre soit des plus beaux, ni des plus égaux, ni même le vibrato des plus réguliers. Mais la densité, l’assise du médium ainsi que la cassure audible avec un registre supérieur plus ornemental modèlent l’exacte incarnation vocale d’Orphée, partagé entre humanité et divinité. Et ce qui, plus encore, fait du contre-ténor un interprète d’emblée saisissant du poète thrace, qui le porte sans jamais fléchir, c’est un sens aigu de la conduite poétique autant que musicale de la phrase, essentielle chez Gluck en ce qu’elle est le moteur de sa réforme.
En cette présence, ce regard naturellement pénétrants, Stephen Lawless trouve les meilleurs défenseurs d’une direction d’acteurs travaillée. Quel dommage dès lors qu’elle ne relaie qu’une lecture bien anecdotique de la fable : alors qu’est célébré le mariage d’Orphée et Eurydice, l’Amour se met à l’épreuve.
C’est lui qui, jeune femme aguicheuse revêtue d’une peau de serpent tentateur, donne le baiser fatal à Eurydice au cours d’une pantomime qui ne fait qu’atténuer la violence du contraste entre l’ouverture et la déploration du chœur, qui accompagne une inhumation trop chrétienne, n’était – distanciation d’un goût douteux – la conversion d’un clavecin en cercueil.
Dès lors qu’Orphée n’est plus seul, tant face aux furies – dont le ballet prêterait sans doute à rire si le Chœur Arnold Schoenberg n’était aussi superbement menaçant – qu’à Eurydice, et que l’Amour rôde, inspirant son chant au fils d’Apollon comme ses reproches à son épouse, la simple portée du mythe s’en trouve affadie.
Réintroduire le pouvoir de la musique à travers un décor citant le Musikverein avec suffisamment d’exactitude pour qu’il soit immédiatement identifiable par le public viennois, figurer les Enfers par la poésie macabre d’une montagne d’étuis pour instruments à cordes, ou ponctuer le début du troisième acte au son d’un métronome ne suffit pas à filer une métaphore qui ne trouve aucun point d’ancrage pertinent dans une conception dramaturgique décidément difficile à défendre.
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Une chorégraphe privée de danseurs
Orphée menaçant de se suicider, l’Amour s’émeut enfin et lui rend Eurydice. Pourtant le ver est dans le fruit, ce petit jeu bête et méchant ayant instillé le doute dans l’esprit des époux qui, en un pas de deux, seul véritable recours à la chorégraphe Lynne Hockney, ailleurs privée de danseurs, tentent, jusqu’à une conclusion ambivalente qui ressemble à tant de lectures actuelles de Così fan tutte, de réapprivoiser leur flamme.
Malgré l’agilité de Sunhae Im à jouer et chanter un Amour piquant, facétieux, sadique même, comme jaloux de la pureté charnelle de l’Eurydice de Miah Persson, cet Orfeo raconte définitivement autre chose.
Mais si ce qui se passe sur scène trahit plus d’une fois le livret de Calzabigi, ce qui sort de la fosse est très exactement de Gluck. Même dans cette œuvre qu’il a enregistrée deux fois, en tant que chanteur puis en tant que chef, René Jacobs démontre son extraordinaire capacité à toujours réinterroger une partition.
Non content de s’affranchir du wagnérisme qui a si souvent figé le récitatif gluckiste en l’engluant dans un continuum sonore tristanesque, le chef gantois traite l’orchestre avec la même variété dans la palette chromatique, la même mobilité dynamique, la même volubilité en somme que s’il s’agissait d’un continuo.
Seul un instrument aussi aiguisé que le Freiburger Barockorchester pouvait le suivre dans cette démarche aussi radicale que nécessaire. Car en revivifiant tout ce que le compositeur doit ici à la tradition de l’opera seria avec laquelle son librettiste le pousse à rompre, c’est la modernité absolue de l’œuvre que Jacobs révèle.
Festival baroque 2008 du Theater an der Wien
15 octobre
Farinelli and Friends
Antonio Vivaldi (1678-1741)
Il Giustino, ouverture (1724)
Riccardo Broschi (1698-1756)
Idaspe (1730), Ombre fedele anch’io, air de Dario
Nicola Antonio Porpora (1686-1783)
Polifemo (1735), Alto Giove, air d’Acis
Johann Adolph Hasse (1699-1783)
Cleofide (1731), ouverture
Nicola Antonio Porpora
Orfeo (1736), Dall’amor più sventurato, air d’Orfeo
Niccolò Jommelli (1714-1774)
Demofoonte (1743/1770), Misero pargoletto, air de Timante
Antonio Vivaldi
Concerto grosso en sol mineur, RV 156
Georg Friedrich Haendel (1685-1759)
Faramondo (1738), Se ben mi lusinga, air de Faramondo
Serse (1738), Se bramate d’amar, air de Serse
Max Emanuel Cencič, contre-tĂ©nor
I Virtuose delle Muse
direction : Stefano Molardi
16 octobre
Christoph Willibald Gluck (1714-1787)
Orfeo ed Euridice (1762)
Livret de Ranieri de’ Calzabigi
Arnold Schoenberg Chor
Freiburger Barockorchester
direction : René Jacobs
mise en scène : Stephen Lawless
décors : Benoît Dugardyn
costumes : Sue Willmington
chorégraphie : Lynne Hockney
Ă©clairages : Patricia Collins
Avec :
Bejun Mehta (Orfeo), Miah Persson (Euridice), Sunhae Im (Amore).
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