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CHRONIQUES
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28 avril 2024
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En pénétrant sur le plateau de l’Opéra Bastille depuis le lointain, une sensation de vertige, accrue par l’atmosphère de désolation générée par les tours du plasticien allemand Anselm Kiefer, comme éparpillées parmi les décombres d’une guerre éternelle, suscita la plus inattendue des réminiscences : en juin 2004, Robert Carsen avait luxueusement clôt l’ère Gall en déroulant, sur les dernières mesures du Capriccio de Richard Strauss, la perspective de la scène du Palais Garnier jusqu’au foyer de la danse.
Sans doute est-ce pur hasard si le mandat de Gerard Mortier s’achève ainsi sur le dévoilement des plateaux successifs de la Bastille ? Le symbole n’en est pas moins fort. Comme si en réponse à Carsen, rendant hommage à un temple de délices où les grands bourgeois entretenaient leur danseuse, Kiefer ouvrait les yeux du spectateur sur le chaos contemporain. Il n’y a qu’un pas, que je me permets de franchir, aussi réducteur soit-il, pour reconnaître l’affirmation des poétiques, plutôt que des politiques, des deux derniers directeurs de l’institution.
Au confort estimable de Gall aura succédé, au grand dam d’un certain public, majoritaire souvent, et qui jusqu’à la fin assurément – bataille acharnée mais équitable entre partisans et détracteurs jusqu’à la dernière du Roi Roger de Szymanowski – aura manifesté sa désapprobation, l’atelier inestimable ouvert par Mortier aux plus grands artistes de la scène actuelle, ceux-là mêmes que les publics de l’Odéon, des Amandiers, de Chaillot, du Rond-Point, du Théâtre de la Ville – la liste n’est pas exhaustive – plébiscitent, et que celui de l’Opéra, qu’il soit Garnier ou Bastille, conspue. Le théâtre serait-il art vivant, contemporain, et l’opéra, intouchable patrimoine ?
Durant cinq saisons, toujours plus détesté des lyricomanes parisiens, et le leur rendant assez bien, l’iconoclaste petit homme de Gand, séducteur non sans mauvaise foi, aura creusé avec délectation le fossé culturel qui sépare le latin de l’homme du nord, en exaltant la beauté de toute laideur. D’aucuns lui auront reproché de recycler une modernité fausse, parce que déjà dépassée. Peut-être. Ce faisant, il n’aura jamais cessé d’encourager la recherche, et sans exigence d’un aboutissement définitif, acceptant les états successifs de works in progress inscrits dans un aujourd’hui ou un immédiat hier n’aspirant qu’à raconter le présent, ses failles, ses blessures, ses ridicules aussi.
Toujours, Mortier aura refusé d’être le conservateur d’un opéra-musée, se voulant acteur du grand théâtre du monde. Toujours là , l’enthousiasme intact, impliqué pour tous, malgré les combats et, disons-le, les défaites. Le voici d’ailleurs qui, avant même Anselm Kiefer, pénètre dans la salle. Il interroge chacun – Ellen Hammer, collaboratrice à la mise en scène, qui fut longtemps aux côtés de Klaus Michael Grüber –, donne son un avis sur tout : sonorisation, lumières, rien ne lui échappe. Soudain, il bondit de son fauteuil et se précipite vers la fosse, où officie le compositeur Jörg Widmann. Après le filage, il part, comme mû par une irrépressible nécessité, à la recherche de la comédienne Geneviève Boivin, qui dit les versets des livres d’Isaïe et Jérémie.
C’est dans cette quête que je l’intercepte. Ou n’est-ce pas plutôt lui qui vient vers moi ? « Ne dites surtout pas que c’est une œuvre monumentale, le propos est au contraire extrêmement concentré. Ce n’est pas un opéra, mais une installation dans laquelle le public doit pénétrer à travers le regard et l’écoute des textes. Peut-être certaines choses lui échapperont-elles ? Mais est-ce que je comprends tout, moi, quand je lis un poème de Rimbaud ? Tous les éléments sont en place, mais nous devons encore travailler sur les lumières, et il reste beaucoup à faire sur les textes. »
Et d’enchaîner sur le Roi Roger : « Vous savez comme je dois lutter pour attirer le public, alors qu’il se précipite sur Tosca. Je ne comprends pas. » J'avance une hypothèse : « C’est le plaisir de la reconnaissance : le public n’apprécie que ce qu’il a déjà vu. » Sa tristesse, sa déception semblent sincères. Et pourtant, la flamme de l’émerveillement de l’enfant à qui on aurait donné un superbe jouet ne s’est pas éteinte au fond de cet œil qui vous fixe pour mieux vous convaincre. Cette force, cet idéalisme sont définitivement ancrés en lui, ils sont lui, et il ira avec la même conviction porter sa bonne parole aux Madrilènes.
L’adieu de Mortier résonne aussi comme un ultime pied de nez bien dans sa manière. Qui d’autre que lui aurait osé, pour célébrer le vingtième anniversaire d’une salle d’opéra, passer commande d’une partition nouvelle d’où le chant est quasiment absent, et ouvrir la scène, toute la scène, à une installation d’art contemporain d’un artiste hanté par la force autodestructrice d’une humanité en perpétuelle reconstruction ? Am Anfang dit l’éternel recommencement. Il dit aussi la table rase que Gerard Mortier laisse à son successeur. Oui, je regretterai le petit homme de Gand.
Ă€ voir :
Am Anfang d’Anselm Kiefer, musique de Jörg Widman, à l’Opéra Bastille du 7 au 14 juillet.
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