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CHRONIQUES
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23 avril 2024
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Ce qui frappe cette année dans le Festival Musica de Strasbourg, qui reste – par son ampleur économique, son emplacement géographique et sa ferveur populaire – le grand rendez-vous de la musique contemporaine européenne, c'est le cosmopolitisme et les grands noms mis à l'affiche.
Tous les quinquagénaires (et plus si affinités) sont là : Wolfgang Rihm, Luca Francesconi, Salvatore Sciarrino... On pourrait parler de vitrine voire d'académisme, tant ses noms ont réussi à apaiser leur langage précisément en rapport avec le grand chambardement musical des années 1950 et 1960. Mais Musica ne serait pas ce festival majeur s'il ne mettait pas également à l'honneur des jeunes compositeurs aussi dissemblables cette année que le polissé Johannes Maria Straud (peu connu encore en France) et le furieux Français Raphaël Cendo, héraut de la musique saturée.
Autre signe d'ouverture parmi la programmation pléthorique, la merveilleuse soirée que le festival offre au compositeur Steve Reich. Musica, temple de la musique européenne, s'ouvre ainsi à un autre versant de l'histoire de la musique, celui qu'on ne peut expliquer uniquement par le simple développement historique du langage musical. Et près de quarante ans plus tard, l'effet que produit Drumming et la Music for eighteen musicians est toujours aussi saisissant !
En ouverture, l'avant-première du magnifique documentaire de Franck Mallet et Éric Darmon, Steve Reich phase to phase (coproduit et diffusé sur ARTE), merveille de didactisme où le maître américain parle de son éducation musicale, de Luciano Berio à John Coltrane, et de son cheminement à rapprocher réalité documentaire et réalité musicale, matérialisé dans le film par d'audacieux collages d'images.
L'homme et le musicien en sortent grandis, et donnent envie d'écouter en urgence la musique de Reich. À Strasbourg, cela tombe bien : le maître accompagné de trois autres percussionnistes de l'Ensemble Modern donne lui-même la Part I de Drumming. Cette pièce aujourd'hui célèbre fait appel à la technique du déphasage qui a fait florès depuis jusque dans la musique pop et techno.
De quoi s'agit-il? L'un des batteurs accélère peu à peu son tempo, tandis que l'autre garde le sien, de sorte qu'en quelques secondes l'un se retrouve en avance d'un temps sur l'autre à contretemps. Malicieusement, Steve Reich décrit le déphasage comme « le post-scriptum du canon de la tradition classique ». Le résultat, riche de mille surprises, est une polyrythmie foisonnante, qui n'a précisément rien de répétitif, tant il est parfois difficile, de décalages en unissons absolument irrationnels, de raccrocher son oreille à quelque motif.
La célèbre Music for eighteen musicians de 1976 qui s'ensuit ne bénéficiera hélas d'une interprétation aussi maîtrisée que celle à la Cité de la musique il y a deux ans. Malgré la présence du maître américain à l'un des pianos, on guette un vibraphone qui frôle le couac à chaque instant, un ensemble qui certes sait faire voyager le son comme personne mais qui manque de peps, de mordant et de swing. Est-ce parce que les musiciens en sont allemands, et qu'ils n'ont pas ce je-ne-sais-quoi, ce supplément d'énergie détendue dont parlait Reich au sujet des musiciens américains dans le documentaire d'ouverture ?
Retour à notre continent et à la Vieille Europe avec le spectacle Ismène de Marianne Pousseur sur une musique de Georges Aperghis. Ismène, c'est la sœur d'Antigone, la sensuelle, la lâche qui refuse orgueil et héroïsme pour les joies simples de la vie sur un texte du poète grec Yannis Ritsos. Malgré la performance d’une Marianne Pousseur admirable d'engagement et d’un art de diseuse qui rappelle les plus grandes actrices de cinéma, malgré la mise en scène d'Enrico Bagnoli et Guy Cassiers qui impressionne par des images visuelles stupéfiantes, la musique de Georges Aperghis alourdit le propos et le spectacle dans son entier manque de nécessité intérieure.
Donner à revivre des figures antiques ne doit-il pas passer par une identification à notre quotidien pour une catharsis de nos passions ? En l'état, la solennité du spectacle ne permet pas de faire sortir notre inconscient culturel au-delà d'archétypes et ramène Ismène à un passage obligé un peu scolaire.
Festival Musica, Strasbourg
18 h
Ismène
Spectacle de la compagnie Khroma (2008)
conception : Marianne Pousseur & Enrico Bagnoli
texte : Yannis Ritsos
musiques : Georges Aperghis
espace, lumière, mise en scène : Enrico Bagnoli
Avec Marianne Pousseur (Ismène)
19h30
Documentaire
Steve Reich, phase to phase (2009)
conception et réalisation : Éric Darmon & Franck Mallet
Concert
Steve Reich (*1936)
Drumming (Part one) (1970-1971)
Music for 18 musicians (1974-1976)
Ensemble Modern / Synergy Vocals
clavier et percussion : Steve Reich
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