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CHRONIQUES
20 avril 2024

La tournée du chef
© Matthieu Blanchin d

De l'extérieur, un musicien est une sorte d'enchanteur capable de rendre éloquent des curieux outils de bois et ferraille. Mais que se passe-t-il derrière le rideau de scène ? Sous forme de feuilleton hebdomadaire cet été, Olivier Bernager vous invite à visiter de l'intérieur des vies de musiciens. Sixième volet.
 

Le 03/09/2000
Olivier BERNAGER
 



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    Envoi de l'article
    à un ami

  • Cela ce passait dans les annĂ©es soixante. Je dirigeais Dvorak Ă  l'Auditorium Mann de Tel-Aviv. Pendant la pause, je m'Ă©tais regardĂ© dans un miroir. Bon sang, je suis cuit, j'ai des poches sous les yeux si profondes qu'on pourrait les remplir d'eau. Mon visage m'Ă©tait apparu ainsi. Mon corps Ă©tait exsangue, mon bras me semblait mou. Catastrophe.

    Retour sur scène. Ceci n'est qu'une répétition. J'arrête l'orchestre sans cesse. Je joue, puis j'explique, puis je joue, puis j'explique encore. Soudain, Peter Kindich, mon premier violon, me lance un regard foudroyant accompagné d'un geste strident. Rendu plus inquiet encore que l'instant précédent, je l'interroge d'un coup d'oeil. Pas de réponse. Il est absorbé maintenant dans la partition, l'archet sur la page. Il lève la tête, soulève l'archet, montre mes yeux, biffe mes yeux, fait non de la tête. Jugement sans appel.

    Je les regarde tous. Ils sont à moi, ce sont mes musiciens, mon troupeau, je suis leur berger. Mais enfin, qu'est-ce qu'il a, ce petit violoncelle solo à regarder mes bras ? Et comment s'appelle-t-il déjà ? Tu n'en as jamais vu des bras ? Ils sont maigres, mes bras ? Jawohl gamin, tu pèses dans ta tête ce qui me reste de muscles, et tu ris de toute cette vieille carne qui ballotte dans les tempi rapides ! Allez, joue, contente-toi de jouer ! Tu as raison, ce n'est pas beau un chef d'orchestre en chemise, ça perd son mystère. Le frac, c'est mieux. Ah ! c'est le tatouage de mon numéro qui te dérange, petit. Pourtant tu devrais déjà avoir vu ça par ici. On ne lui apprend rien à la jeune génération ? Au chiffre quarante-trois, s'il vous plaît. J'ai dit quarante-trois, les deux derniers chiffres inscrits sur mon bras. Plus tard, seul dans ma loge, je tâte mon biceps, mon médium rejoint mon pouce. J'ai encore maigri.

    Hier soir, après l'interview de Maariv, j'ai bu . Une jeunesse de vingt ans m'interrogeait, elle ne comprenait pas mon admiration pour Furtwängler. Cette brunette ne voulait pas croire qu'il avait protégé quelques juifs. Pour elle, jouer les Maîtres Chanteurs de Nuremberg devant Himmler, c'était participer à la gloire du Reich. On a la photo, elle disait. Et moi je lui rétorquai que c'est moi qui avait gagné puisque je suis vivant, c'est le principal, non ? Non, elle n'était pas étonnée de me voir encore vivant, sirotant un pur malt sur une terrasse de l'avenue Dizengoff de Tel Aviv. Dans le fond, elle avait peut-être raison cette poule olivâtre mais comment mordre la main de celui qui m'avait sauvé. Encore un effort. Je lui racontais. Elle notait en regardant à la dérobée les jeunes crâneurs qui montaient et descendaient l'avenue. En ce temps-là, j'étais son alto solo.

    Tu sais ce que c'est qu'un alto ? Tu écoutes idiote ? Personne ne t'a dit que, lorsque la Gestapo est venue me chercher avec quelques autres à la fin du " Le Voyage de Siegfried sur le Rhin", ce soir-là, au dernier moment, le maestro a fait modifier le tableau de service, afin qu'un remplaçant, tienne ma partie, nos parties. Il nous avait donné quelques jours, avant que la peste ne retrouve nos traces. J'ai répété deux fois ce soir là. Elle m'a regardé dans les yeux. Peut-être y avait-il une larme. Puis j'ai dit en allemand :
    -" Und sieh, es ging ein Rauch auf vom Land, wie der Rauch vom Ofen ".
    Ce qui signifie " Et voici qu'il vit la fumée monter du pays comme la fumée d'une fournaise ". Cette fois elle pleurait. Je m'étais trompé sur elle.
    -" Avez-vous déjà entendu Wozzeck d'Alban Berg, mademoiselle ? "
    Elle m'a répondu non. Elle s'est levée. Chalom Maestro.

    En passant devant l'affiche annonçant ma tournée dans les villes nouvelles du sud du pays, je lis mon nom puis, en plus petit, celui d'Anton Dvorak. Comme pour le concert de Tel Aviv, je dirige un peu partout dans le pays la Symphonie du Nouveau Monde, cette tarte à la crème. La puissante Association qui m'a invité, et qui me paye, a choisi l'oeuvre pour le titre. Où va la musique ?

    L'été n'est pas encore là. Pourtant il fait une chaleur torride. Je vis en manche courtes comme tout le monde dans ce pays, moi qui déteste montrer mon corps. Dans la voiture, Peter Kindich est inquiet :
    -" Tu as la gueule bois une fois de plus, crois-tu que tu vas y arriver ? "
    Le trajet est horrible. Une chaleur de boulangerie. J'aurais dû refuser de jouer dans ces villes perdue au milieu du Neguev, mais l'organisateur israélien, un sabra, c'est ainsi qu'on nomme les israéliens nés dans le pays, avait tellement discuté que je n'avais pas réussi à annuler mes prestations. Ni Les arguments de santé, ni l'incongruité de jouer dans des lieux inadaptés n'y avaient fait.

    Il m'avait invité au bar d'un grand hôtel du front de mer, et avec l'assurance militante d'un char d'assaut, il me versait des petits verres de Tokay et marquait des points sous les regards énamourés de dames mures de la belle société, peinturlurées et couvertes de bijoux, qui alternaient l'Allemand, le Yiddisch et l'Hébreu avec un accent d'Europe centrale comique..
    -" Vous devez aller au devant des jeunes pionniers juifs, maestro ! ".
    Sans rire. Il n'acceptait pas mon manque d'enthousiasme. Je crois que je le choquais même. J'ai vite compris (à Berlin aussi, j'avais tout de suite compris, mais je n'en avais pas tenu compte) que j'étais en face d'un militant aussi puant que les autres, en moins méchant, en moins fanatique, mais militant tout de même.
    Je déteste les militants même lorsqu'ils ne portent pas l'uniforme.
    -"Comment vous, un chef d'orchestre juif, un Allemand et un ancien déporté, pouvez-vous hésiter à aller jouer dans une colonie juive au milieu du désert au prétexte qu'il y fait trop chaud. Ne leur devez-vous pas une part de votre survie ?"
    Ils confondent tout, ces jeunes.

    L'autre jour, j'ai dit à la radio, puisqu'on m'en faisait les honneurs, que certains sionistes importants avaient freiné les Américains dans le sauvetage des juifs d'Europe. J'avais avancé le nom de Ben Gourion. Cela avait choqué. On avait téléphoné. On m'a attendu à la porte de mon hôtel, on m'a insulté : des vieux comme moi, en pyjama de déporté. Un homme politique de gauche a refusé de me serrer la main dans une réception, ostensiblement. Mon impresario m'a rappelé à l'ordre au téléphone de New York avant de débarquer à l'improviste pour me supplier de lui éviter de passer ses journées à justifier ce qu'il appelait mes provocations, que d'ailleurs, il ne comprenait même pas lui qui était juif de père et de mère, trouvait-il besoin de préciser. Un crétin comme les autres. Pour les Israéliens, je crachais dans la soupe, j'étais devenu fou, mais ma qualité de chef d'orchestre leur en imposait. Ils aiment la musique. Dieu les garde.

    J'avoue, j'ai capitulé devant l'organisateur israélien. J'ai fait semblant de me laisser attirer par la beauté des sites qu'on me promettait de traverser, par l'appel du désert. La culpabilité, toujours la culpabilité, la fatigue et la chaleur aussi. Mon prévoyant Kindich est allé me chercher le planning. Il avait le sourire. Il chantonnait des Variations de Paganini.

    Au total, je n'ai rien vu, assommé par le soleil, le pur malt et la panne de climatisation de la Subaru. J'ai la tête qui tourne sans cesse. Nous sommes secoués comme des ballots dans une voiture qui n'en finit pas de rebondir sur les nids de poules. Subitement, je dis stop. On s'arrête. C'est bon l'autorité ! Je sors en trombe de l'auto et, plié en deux, je vide mes boyaux aux pieds d'un arbre noueux. Assis à côté de mon vomi, essoufflé, épuisé, j'en profite pour les observer ils s'agitent, vont d‘une voiture à l'autre, ils racontent. On sort les appareils photo. Peter Kindich s'interpose partout. On me laisse tranquille quelques minutes. Le vent me rapporte des paroles, des éclats de rires qui fusent dans le silence du désert. Mon malaise a détendu tout le monde, on pisse, on parle, on fume.

    Kindich raconte nos tournées passées, rassure ses collègues en faisant semblant de ne pas s'apercevoir que je l'écoute. -" Enfin, messieurs, acceptez-le tel qu'il est. C'est un chef de l'ancienne génération "
    Il parle musique Ă  ma place.
    -" Dans l'Ouverture d'Egmont il y a deux mesures de silence, tam, tam, tam-tam. "
    Il les chante.
    -" Des puits sans fond pour le commun des mortels. Regardez-le bien à ce moment-là : c'est une montagne. Il absorbe vos misérables notes, il crée le silence et quand il projette à nouveau la musique, la libération est totale. Il vient de d'enfouir toute la mesquinerie du monde dans ce puits d'immobilité. Pardon, je devrais dire, il rend l'énergie que vous lui donnez sans le savoir. Un homme comme lui, on marche dans ses pas. "
    Et moi je dis un premier violon comme toi, mon vieux Kindich, on marche dans les tiens.

    Nous arrivons dans une ville fantôme après des faubourgs ahurissants de laideur. Nous nous arrêtons. J'ai faim. Je ne tiens pas sur mes jambes. Il me faut m'appuyer sur quelqu'un pour marcher. Je ne peux pas me baisser pour relacer mes souliers. Kindich s'en charge. Il est à mes pieds. L'organisateur israélien en profite. Le voici qui s'approche, coiffé d'un chapeau de Ranger.
    -" Hello Maestro, il n'est pas beau, ce désert qui vous faisait tant peur ? "
    J'allais avoir droit à un couplet. Gagné. Comme tu en as la coupe, je te dénommerai désormais cow-boy. Cow-boy donc raconte à la cantonade l'étape précédente dans un site qui ressemblait à un cratère lunaire. Il brode sur le thème qu'elle est belle ma patrie, il est aux anges, on entendrait presque le bruissement de la Moldau. Des photographes se sont joints, éjectés du dernier mini car. Dès qu'il les voit, il me saisit par le bras et prend l‘air avantageux.

    Prévoyant le pire, Peter me conseille d'occuper toute la place tout de suite, pour en finir. Je fais donc une déclaration à un journaliste où il est question de la grandeur de Beethoven et du désert sans fin. On nous photographie, on prend des notes. Suffit. Je les laisse tomber. Je sors une bouteille, bois ostensiblement une lampée de scotch. Je chavire. Peter me soutient pour remonter dans la limousine sous l'oeil de plus en plus inquiet des musiciens et des régisseurs qui observent notre manège à la dérobée. Cow-boy qui se sent de plus en plus de responsabilités ne nous quitte plus des yeux.

    Au moment où il constate mes difficultés à remonter en voiture, il a un soupir d'exaspération, puis il regarde sa montre, entame une discussion avec les journalistes ou je lis des gestes d'impuissance. Il tourne en rond pendant quelques minutes, remonte en voiture. Je le trouve aussi ridicule dans son rôle que moi dans le mien. Nous n'avons rien à nous prouver l'un à l'autre, nous sommes seulement condamnés à faire la même route ensemble. Pourquoi faire de ce voyage le théâtre de l'affrontement de deux modes de vie ?

    J'en suis là quand j'assiste à une scène qui me fait regretter d'avoir cherché des circonstances atténuantes à ce goujat. Sans doute pour ne pas perdre la face, le voici qui sort la liasse des contrats de son cartable, se met à parler à toute vitesse en hébreu avec les régisseurs, en tapant sur les feuilles et en me montrant du doigt. Dégoûtant jeune coq, tu sauras aujourd'hui la vieille Europe. Voilà que je me prends pour La Fontaine ! Je gueule
    -" Ich bin gesund, Ich komme sofort ".
    L'Allemand donne l'air méchant par cette chaleur, surtout pour dire j'arrive. Il me regarde, prêt à tirer, allez Cow-boy ! Je lui montre le flacon et me vide tout le pur malt dans le gosier.
    -"Prosit !"

    Je m'appuie sur un acacia et le poussant de mon dos, je me mets debout. Tous les visages se tournent vers moi, je dois dire quelque chose. Mon Dieu, tant de choses à oublier et ce pays qui n'en finit pas d'insister, de me rappeler à l'ordre, de me désigner comme un ingrat. Quoi, je ne les admire pas ! Quoi, je ne les arrose pas de louanges ? Mais enfin, messieurs, mon pays à moi, c'est l'Europe, ne vous déplaise, malgré tout, malgré les camps, malgré mon numéro tatoué. Je dis Europe, je pense le monde. Qu'y peuvent-ils comprendre ?
    On m'attend. Je suis immobile, perdu en moi-même. Je n'ai encore rien dit. J'ai pensé seulement. Trop pensé. Alors tout seul mon bras se lève, lentement, droit comme un salut. Je désigne l'auto.
    -"Raus, Schnell !"
    On se précipite. Ach ! comme l'Allemand sonne bien dans ce paysage.

    Nous sommes arrivés. Peter me soutient pour aller au restaurant, sous l'oeil de plus en plus inquiet des musiciens. Jusqu'à la répétition du soir, personne ne cherche à m'approcher. Je noie ma culpabilité, je bois. Quand ils me voient sortir du bar de l'hôtel, les musiciens ont l'air effondrés, les régisseurs chuchotent derrière mon dos. Au dîner, je mange une assiette de soupe et bois une bouteille d'un infâme Carmel. Un étourdi me demande ce qu'on va jouer demain. Je ne suis plus en état de quoique ce soit, je ne réponds pas. Peter me sauve, comme toujours. Beethoven et Dvorak. Il raconte à qui veut encore l'entendre nos tournées américaines où l'on jouait sous les tentes du cirque Barnum dans des odeurs d'urine de tigre. On me regarde de plus en plus inquiet. Cow-boy sue.

    Je refuse d'aller à la première répétition car je ne tiens pas sur mes jambes. Peter la fera très bien en plus il adore ça. Cow-boy qui semble avoir perdu son bronzage sort de nouveau le contrat. Je le prends à part, et lui souffle dans la figure une haleine à quarante-cinq degrés avec un grand sourire. Il n'y aura pas de problème, je dis bien fort :
    -" pleib ruhig, keine frage ".
    J'espère être encore crédible. Je regarde mes bras. Est-ce possible de maigrir encore ? De retour dans ma chambre, je pleure. Tant de souffrances dans ma tête et personne pour les entendre.

    C'est la répétition. Du fond de la salle où je suis vautré sur une chaise en coque de plastique, on entend mal. C'est une sorte de grande salle à manger moderne avec des verrières ouvrant sur un paysage de fin du monde. Elle sonne comme un parking souterrain. Peter dirige l'Ouverture d'Egmont. Il reproduit toutes mes articulations, toutes mes intentions, quel musicien ! Je sors pour pisser. Une fois de plus, on me regarde comme un martien. Cow-boy fait les cent pas, furieux, affairé, habituel. Il renonce à me suivre. Après, je retourne dans ma chambre. Pendant toute la nuit, je remplis mes partitions d'annotations au crayon bleu, au crayon rouge. Toutes les heures je sors prendre le frais. Le ciel est parcouru d'étincelles. Mon coeur bat tellement fort que j'ai du mal à suivre un tempo. Il faut que je trouve un moyen pour que ça sonne dans cette salle pourrie. Je me regarde dans un miroir, tiens, je retrouve confiance.

    La générale. Je tombe de fatigue. Avec le jour, j'ai recommencé à boire. Maintenant, je suis complètement bourré, mes yeux sont encore plus pochés qu'au début du séjour. J'ai tenté de refuser l'entrée de la salle aux photographes, aux journalistes et à toute cette faune de mélomanes qui finit toujours par papoter pendant que nous nous tuons à répéter, mais je me sens dans un état où me battre sur ce front-là encore est au-dessus de mes forces. L'orchestre aussi est épuisé. La chaleur. La sueur.

    Nous, pauvres gens. (je me chante Wozzeck pour me réconforter, est-ce un mieux, ici ?) Rien ne sonne comme il faut. Sueur encore et regards en coin. Je fais travailler séparément les pupitres. Dans la salle, on parle, on lit les journaux, comme prévu. Les musiciens s'énervent. J'engueule soudain tout le monde. On reprend, il fait si chaud qu'il faut s'accorder sans cesse. Vient la pause, je vais voir les bois, nous changeons ensembles quelques articulations, nous parlons allemand, c'est bon. Les cuivres ont un peu de mal à se stabiliser, je les aide pour leurs entrées. Dès la reprise, je travaille avec les violoncelles et les contrebasses. Peter suggère de mettre les sourdines dans certains passages. Pendant la pause, les Israéliens ont levé derrière l'orchestre une grande tapisserie de Chagall et quelques tapis de Boukhara, le son remplit la salle, contre toute attente. Décidément, ils ont du répondant. Cow-boy sourit. Il est fier de sa tribu. Je respire enfin, nous parvenons à terminer un mouvement complet. Le résultat est valable.

    Je vais voir Cow-boy. Je lui demande une répétition en plus, pendant la nuit de surcroît en raison de la chaleur. Il fait mine de s'évanouir. Je l'envoie me chercher une bouteille. Il y va de bonne grâce. Croit-il qu'il va entamer ma détermination avec de la gnôle ! Trois minutes plus tard Cow-boy hèle le délégué de l'orchestre qui écrit quelque chose sur le cahier des heures supplémentaires. Cow-boy sue, Je l'ai touché au portefeuille, en plus il pue.

    Je reprends la répétition. Les journalistes sont de plus en plus turbulents. Je les fais sortir. Juste avant le concert, dans les relents de poireaux de la vaste cuisine qui nous sert de foyer, je prends à part Cow-boy, par pure méchanceté :
    -" Restez un peu avec moi !", lui dis-je.
    Il me regarde boire. Je le regarde me regarder. A quatre minutes du concert, pendant que l'orchestre défile devant nous pour entrer en scène, je lui raconte une histoire juive, celle du paradis des Juifs, il rit jaune. A deux minutes d'entrer à mon tour, pendant que les musiciens s'accordent, je sors d'un sac en papier une tranche de Sacher Torte, cette tarte au chocolat et aux framboises que les français appellent, je crois, " Forêt Noire ". Je l'engouffre d'un coup puis me rince la bouche au whisky sous ses regards ahuris. Je crache l'alcool sur mes chaussures et je rentre en scène.

    Le concert eut un succès retentissant. Je dus bisser l'Ouverture d'Egmont, l'orchestre m'applaudit avec la salle. Dans les coulisses, la chaleur était intenable, plusieurs musiciens sortirent des loges en maillot de bain et se retrouvèrent sur scène sans le vouloir. Je bus un litre d'eau minérale avant d'aller retrouver l'orchestre dans la cuisine. Une partie de la salle campait déjà là. On m'applaudit dès qu'on m'aperçut. Cow-boy serrait des mains sans s'arrêter. Je me sentais bien maintenant, la musique m'avait lavé de toutes mes peines.

    Paré du succès, Cow-boy décida de faire la paix des braves, il me tendit les deux bras très vieille Russie et, incorrigible, fit discrètement signe à un photographe. Puis, pour qui voulait entendre, il accusa la chaleur de tous les maux de la tournée. Il suggéra tout ce que les courageux pionniers, dont il avait l'honneur de faire partie (il pensait probablement à ses parents), eurent à endurer pour créer ce rêve millénaire. Il dit les affres de la chaleur, du vent et des voisins.

    Peter Kindich attendit patiemment un moment de silence, puis il lança à l'intention de Cow-boy avec toute la politesse dont est capable un Viennois élevé à Berlin :
    -" Le public doit suer, monsieur, pas le chef. "
    Il avait parlé allemand, quelqu'un traduisit en hébreu. Il y eut un silence gêné. On ne comprenait pas. Que venait faire cette raillerie ? Pourquoi gâter cette liesse tardive. Cow-boy qui avait mal compris poursuivit sa péroraison sur le thème de la chaleur. Peter ne désarma pas et répéta :
    -" Le public doit suer, monsieur, pas le chef. Dans ma jeunesse, j'ai souvent entendu Richard Strauss au foyer de la Philarmonie de Berlin dire Ă  ses admirateurs cette formule de remerciement.".
    Merci Peter Kindich.




    Le 03/09/2000
    Olivier BERNAGER



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