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CHRONIQUES
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25 avril 2024
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Hier Frans Brüggen, Gustav Leonhardt… aujourd'hui : Nikolaus Harnoncourt. Au-delà de la sphère baroque, c'est bel et bien le monde musical dans son ensemble qui perçoit la disparition du chef autrichien comme une immense et douloureuse perte. En décembre dernier, il avait prévenu dans un mot glissé dans les notes d'un programme donné par son Concentus Musicus Wien : « Mes capacités physiques exigent une annulation de mes projets à venir (…) De grandes pensées me viennent : une relation incroyablement profonde s'est nouée entre nous, sur la scène, et vous, dans la salle – nous sommes devenus une heureuse communauté de pionniers ! De cela, il restera beaucoup. » Nul ne mesurait vraiment, derrière l'élégance de ces formules, qu'il ne lui restait à vivre que l'espace de quelques semaines.
Héritier d'un nom à particule qu'on dirait tout droit sorti de la plume d'Alphonse Allais, le musicien peut fièrement afficher son titre de comte Nikolaus de la Fontaine und d'Harnoncourt-Unverzagt (« nullement découragé », en français dans le texte). L'aventure Harnoncourt commence un beau jour de 1953 lorsque, jeune violoncelliste engagé par Karajan à l'Orchestre symphonique de Vienne, il décide de faire sécession et de fonder son ensemble sur instruments d'époque.
Une hérésie à une époque où la musique ancienne forme un bloc rassemblant un vague amalgame de Bach, Haendel, Vivaldi… tous joués avec archets de plomb et effectifs pléthoriques. Refusant aussi bien la routine que l'absence de curiosité autour de ce répertoire, il troque volontiers son violoncelle pour une viole de gambe, créant par là même une véritable révolution culturelle à l'heure où d'authentiques despotes politiques rêvent d'imposer la leur. Devenu pape par les lois imbéciles du marketing de l'industrie discographique, la fumée blanche viendra en 1954 d'un enregistrement très approximatif où perçait pour la première fois la voix inouïe d'Alfred Deller dans un programme consacré aux Cantates BWV 54 et 170 et l'Agnus dei de la Messe en si de Bach.
Œuvrant déjà aux côtés de son compère Gustav Leonhardt, les deux hommes surent faire éclater dans le ciel tranquille de la musique dite classique des bombes incendiaires portant les noms de glorieux inconnus qui sortaient d'un long sommeil : Biber, Muffat, Telemann, Schütz mais également Rameau, Haendel, Purcell… La décennie 1960-70 verra entre albums thématiques, Concertos brandebourgeois et Passions, l'émergence d'un exceptionnel projet d'intégrale des cantates de Bach.
Organisée sur deux fronts, Vienne et Amsterdam, la bataille fut menée par le Concentus Musicus Wien d'Harnoncourt et le Leonhardt Consort de Gustav Leonhardt. Rescapé d'une division entre Telefunken et Decca, le label Teldec porta ce projet fou pendant pratiquement vingt ans, imposant auprès de toute une génération (dont celle à laquelle appartient l'auteur de ces lignes), l'idée que cette musique n'avait d'ancienne que le nom et qu'il fallait d'urgence la sortir de l'ornière de son oxymore.
Suivirent le théâtre brûlant des Passions selon Saint-Matthieu et Saint-Jean, les opéras de Monteverdi réinventés à Zurich par l'imaginaire fantasque de Jean-Pierre Ponnelle, et cet Idomeneo de Mozart qui ne ressemblait à nul autre. En donnant au divin Mozart des sonorités à l'âpreté vivifiante, il révéla des abîmes de tourments et d'arrière-fonds psychologiques dans une musique souvent prisonnière de ses faux-semblants.
Son travail avec les grandes phalanges du Concertgebouw d'Amsterdam, Wiener Philharmoniker ou Berliner lui permit d'aborder le répertoire romantique en systématisant le retour à des éditions fidèles aux sources manuscrites. Maniant avec précaution le qualificatif d'authentique, il sut faire utiliser cette notion pour élargir l'horizon musical d'une génération de musiciens curieux et touche-à -tout. Avec le concours de Claudio Abbado, il travailla à la naissance du Chamber Orchestra of Europe – instrument de sa révolution Beethoven et fidèle partenaire par la suite. Fidèle jusque dans ses détestations, il tint à bonne distance Wagner, Mahler et Strauss (répondant avec humour qu'il préférait Johann et Josef à Richard).
Cet anticonformiste-né s'attira les foudres des baroqueux canal historique en dirigeant Brahms, Schumann, Schubert et… Bruckner. Mettant en lumière les ponts qui reliaient le maître de Linz à ses prédécesseurs, il fit comme jadis avec Bach et Monteverdi et apporta à ses symphonies une sonorité exceptionnellement détaillée et puissante. Son enregistrement de la Neuvième, complétée par les fragments du Finale, figure sans conteste au panthéon de toutes les discographies brucknériennes dignes de ce nom.
Bien sûr, on pardonnera dans l'immensité de ce parcours des tentatives moins convaincantes : Gershwin, Verdi, Bizet et… Offenbach ; mais sans doute fallait-il à ce contradicteur insatiable de s'éprouver soi-même pour mieux connaître ses limites. Au moment de conclure, des souvenirs affluent, tous radicalement différents et très personnels : la terrifiante noirceur de son intégrale Schubert au Châtelet et l'extraordinaire ductilité du Divertimento de Bartók, le trouble de Marjana Lipovšek dans Addio Roma du Couronnement de Poppée, sa façon d'accompagner le geste d'un regard insoutenable…
On renverra pour finir à la lecture du précieux diptyque (le Discours musical, le Dialogue musical), ce discours dans la préface duquel il écrivait ces mots terribles et essentiels à propos de la nécessité et la valeur réelle de la musique : « Nous payons bien trop cher ce qui nous paraît commode et indispensable ; sans réfléchir, nous rejetons l'intensité de la vie pour la séduction factice du confort – et ce que nous avons un jour vraiment perdu, nous ne le retrouverons jamais. »
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