|
|
CHRONIQUES
|
24 avril 2024
|
|
Il y a des génies éblouissants. Le jeune Mozart est de ceux-là . À cinq ans, il a le goût d’être évident et de plaire à tout le monde. Qu'il se mêle d’ambiguïté, de sous-entendus, de profondeur, de recherche, et il perd la faveur du public. Harnoncourt tenait plutôt de Prométhée et de Socrate. Ermite parmi les musiciens – et cela du début à la fin de sa carrière –, il conjuguait l’effort, la réflexion personnelle, le libre-arbitre, l’examen minutieux des sources sans admiration candide pour les lauriers décrétés, mais avec la modestie et l’aveu d’ignorance socratique, autrement dit à l’opposé de la fatuité avec laquelle bien des artistes parvenus d’aujourd’hui font prospérer le verger hérité de la musique ancienne.
Par un singulier renversement, le travail, considéré dans l’Antiquité comme un avilissement et opposé à l’émancipation de l’individu, est devenu une valeur ; l'oisiveté (sans laquelle, on tend à l’oublier, l’art n’existerait pas) est devenue la mère de tous les vices. C’est probablement pourquoi le monde artistique d’aujourd’hui, narcissique et en mal de transcendance, exalte au mieux la fulgurance – au pire la spontanéité ou la routine du savoir-faire. Un artiste qui travaille ne saurait être qu’un lourdaud guère inspiré. Picasso ne cherche pas, il trouve. On aime les surdoués, les prodiges, les étoiles filantes.
Or Harnoncourt était précisément le contraire : un artisan, besogneux, obsédé par la signification des détails plus que par leur finition, chérissant le temps passé sur son ouvrage mais refusant toute méthode, même ayant fait ses preuves sous sa propre baguette. Renouvelant inlassablement les mêmes partitions, il était surtout un artiste plus encore qu’un musicien, plus préoccupé du sens, de la portée des œuvres – dans ce qu’elles peuvent avoir parfois d’amer, de glacial, de brutal, de cruel, de noir – que maniaque chichiteux du rythme surpointé, de l’élégance de la désinence, de la rondeur de la tierce. Il préférait la tragédie de l’âme à la bureaucratie des traités, probablement parce que, les ayant abondamment fréquentés, il avait suffisamment de hauteur de vue pour admirer la forêt par-delà les arbres.
Dès 1954, Albert Camus Ă©crivait : « En vérité, si Prométhée revenait, les hommes d'aujourd'hui feraient comme les dieux d'alors : ils le cloueraient au rocher, au nom même de cet humanisme dont il est le premier symbole. » Et encore tout rĂ©cemment, notre musicien Ă©tait remerciĂ© dès le premier tour d’une Ă©coute radiophonique Ă l’aveugle de la Cantate BWV 61 de Bach par de beaux esprits bien de notre temps. Ă€ Karl Richter les circonstances attĂ©nuantes de l’Ancien RĂ©gime de la tradition symphonique, Ă tous les autres, RĂ©publicains du baroque, la lĂ©gion d’honneur de l’adhĂ©sion de principe, et naturellement rien pour l’artisan principal de la RĂ©volution, pas assez feutrĂ©. Ainsi va la vie. Le musicien promĂ©thĂ©en n’aurait d’ailleurs su que faire d’une louange unanime, lui que n’intĂ©ressait que ce qui pousse Ă rĂ©flĂ©chir, ce qui anime, ce qui Ă©veille.
Il faut donc sinon se réjouir, du moins se consoler de sa disparition. Le sage voyait dans tout progrès une perte – « sauf la piqûre d’anesthésique chez le dentiste, et encore ! ». Est-ce à dire que toute perte comporte aussi un progrès ? La mort de cet esprit pénétrant, et les hommages que ne va pas manquer de lui rendre un monde musical qui dans sa grande majorité n’a jamais aimé (à proprement parler) son travail, pourront-ils insuffler, effet ironique du consensus mou de la « bien-sonnance », un renouveau à sa démarche intègre, authentique, inconfortable et jamais rassurante ? L’humanisme n’est pas la veule acceptation de tout, mais la lucidité qui n’exclut pas la passion, le courage dans l’adversité qui ne cherche pas la polémique, l’honnêteté de suivre sa voie sans se proclamer meilleur que les autres. Une attitude dont, bien au-delà des querelles de bouffons, notre monde a plus que jamais besoin.
|
|
|
|
|
|
|