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CRITIQUES DE CONCERTS |
01 novembre 2024 |
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Déjà , la force de sa silhouette massive d'ours peu soucieux des coquetteries d'usage, mais aimable et souriant, nous fit nous réjouir qu'il ait préféré ouvrir son programme avec le Carnaval de Vienne de Schumann, plutôt qu'avec la Sonate d'Alban Berg initialement prévue, qui laissait augurer quelques débordements d'entrée de jeu.
Mais voilà que le brillantissime virtuose et le grand chambriste qu'il est, avait fait le choix de nous donner une vision sans appel de la folie carnavalesque, truculente et tumultueuse, qui ne laissait aucune chance réelle à l'étrange mélancolie d'un Arlequin de passage, à l'espièglerie des jeux licencieux des masques, à l'atmosphère nocturne saturée d'intentions secrètes des romanze, ni au chant soudain brisé des vagues furieuses de l'Intermezzo, accordant en revanche au Finale son allure de piano symphonique, qu'il est vrai Schumann recommandait de « jouer avec la plus grande énergie ». Dont acte.
Après cette excellente séance d'échauffement, Bronfman était fin prêt pour déchaîner la machine infernale de Dichotomie d'Esa-Pekka Salonen , donné en création française. Exposition d'abord du Mécanisme, où dans une hallucinante accélération d'une implacable répétitivité, le piano s'emballe comme un train lancé à grande vitesse sans nous laisser entrevoir le moindre paysage, puis exploration de l'Organisme (le moment où selon Salonen, elle doit redevenir « humaine » !), où les pièces de la machine se décomposent et se recomposent dans un ordre inventé par savant génial devenu fou. On espérait de la Septième Sonate de Prokofiev que son indéniable violence se situerait dans un autre registre, et elle y réussit en partie, malgré un premier mouvement enlevé à la hussarde, sans l'angoisse et la crainte qui la soustendent , et un légitime Précipitato final, grâce à l'Andante, où toute tension provisoirement retombée, Bronfman consentit à la tendresse et à l'ardente retenue que l'on attendait.
Patience ! Une grande bouffée de l'air si doux ce soir-là de la Cour du Louvre, et la Cinquième sonate de Brahms vint, celle dont Schumann écrivit qu'elle était l'oeuvre du « jeune aigle déployant ses ailes avec le plus d'assurance ». Le pianiste lui trouva d'emblée cette dynamique interne qui transfigure la forme, avec l'agitation et la fébrilité de l'Allegro, interrompues par de brèves plages d'apparente sérénité, comme les résurgences d'un rêve très doux. Il retrouva le chant de la confidence de l'Andante, sous le voile qui plane sur toute la durée du mouvement, comme si le bonheur n'était jamais parfait, puis la merveilleuse vigueur du Scherzo et le Rondo final avec ses accès dramatiques, libérés de tout orage, et ses sonorités suspendues, comme une question que l'on sait sans réponse.
La rencontre, un temps différée, avait enfin eu lieu. Il avait fallu l'attendre, mais qu'importe, elle avait eu lieu, et à elle seule elle est impérissable.
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Auditorium du Louvre, Paris Le 03/04/2002 Françoise MALETTRA |
| Récital du pianiste Yefim Bronfman à l'Auditorium du Louvre, Paris. | Robert Schumann(l8l0-l856) : Carnaval de Vienne Op.26 (1839)
Esa-Pekka Salonen (né en l958) : Dichotomie (Mécanisme, Organisme) création française
Serge Prokofiev (l89l-l953) : Septième sonate en si bémol majeur Op.83(1939/42)
Johannes Brahms (l833-l897) : Sonate en fa mineur Op.5 (1852/53) | |
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