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CRITIQUES DE CONCERTS |
01 novembre 2024 |
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Nouvelles productions de Trouble in Tahiti de Bernstein et de l’Enfant et les sortilèges de Ravel mises en scène par Benoît Bénichou et sous la direction de Jonathan Schiffman à l’Opéra national de Lorraine.
Trouble de l’enfant
Musicalement, le match était très certainement perdu d’avance. Ce couplage entre Trouble in Tahiti et l’Enfant et les sortilèges de Ravel n’en reste pas moins une bonne idée de théâtre, développée de manière exemplaire par Benoît Bénichou, qui fait à l’Opéra national de Lorraine mieux que de beaux débuts de metteur en scène.
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Il est des opéras qui, en dépit de leur brièveté, se suffisent à eux-mêmes. À l’instar du Château de Barbe-Bleue de Bartók et de la Voix humaine de Poulenc, l’Enfant et les sortilèges est de ceux-là , et pour cette raison même souvent exécuté en concert, où des pages symphoniques choisies par commodité plutôt que par souci de tisser des liens thématiques ou stylistiques avec le chef-d’œuvre qu’elles précédent, ne souffrent pas de cette proximité trop immédiate.
Sans doute n’est-ce pas rendre service à Trouble in Tahiti de Leonard Bernstein que de le confronter ainsi à la fantaisie lyrique de Colette et Ravel. Sur le plan de la dramaturgie, ou plus simplement encore de la narration, l’idée se défend. Elle se révèle même, dans la continuité assumée par la mise en scène de Benoît Bénichou, d’une réelle pertinence.
Ainsi, cette Amérique consumériste de l’après-guerre, qui par son exaltation de l’individu certifié conforme à l’idéalisme publicitaire aboutit à une société déshumanisée, laisse entrevoir une lueur d’optimisme à travers l’imaginaire, même cauchemardesque et donc inquiet, de l’enfant qui, tout en refusant de se soumettre à un système – par caprice certes, plus que par un acte de résistance conscient – où ses parents, Dinah et Sam, ne savent que le rabrouer pour masquer leur indifférence, tente d’y trouver sa place. Les libérations et autres (r)évolutions sociétales, les crises économiques, les menaces terroristes et climatiques ont-elles pour autant changé nos comportements ? La dictature de l’écran plat plus ou moins tactile tend à prouver le contraire…
Non, décidément, il y a une réelle intelligence du propos dans la réunion de ces deux œuvres. C’est donc musicalement que le bât blesse. Car Bernstein a beau suivre à la lettre les préceptes édictés par Ravel pour « la fondation d’une école américaine de musique » – « je souhaite que cette musique nationale américaine puisse contenir beaucoup de rythmes riches et variés de votre jazz, beaucoup de l’émouvante expressivité de votre blues, et beaucoup de cet esprit, de ce sentiment caractéristique de vos mélodies et de vos chansons populaires. » –, son indéniable habileté de compositeur reste en deçà , et peut-être ici plus qu’ailleurs, de son génie de chef d’orchestre. Face à tout autre que Ravel, l’épreuve eût peut-être été moins rude.
À sa décharge pourtant, les interprètes de Dinah et Sam ne défendent pas avec suffisamment de conviction, notamment à cause d’un idiome linguistique et stylistique insuffisamment intégré, l’hyperréalisme de la composition. D’autant que Jean Teitgen, ailleurs et toujours excellent, peine dans une tessiture assurément trop élevée. Dès lors, la finesse de caractérisation, la culture esthétique – entre clin d’œil à Dogville de Lars von Trier et citations d’Edward Hopper – de Benoît Bénichou n’en peuvent mais. Non plus que le rythme implacable imposé par la battue maîtrisée et svelte de Jonathan Schiffman.
Il apparaît d’ailleurs dès les premières images de l’Enfant et les sortilèges que le jeune metteur en scène porte en lui l’œuvre de Ravel depuis bien plus longtemps, comme depuis toujours. Exemplaire dans Trouble in Tahiti, son travail ici subjugue par une extrême musicalité et un sens du récit qui ne néglige aucun détail du texte sans en rien surligner pour autant.
La magie anamorphique des vidéos d’Ishrann Silgidjian, projetées au sol selon une technique encore peu, ou pas, utilisée à l’opéra, anime, sans toutefois l’encombrer par un mouvement perpétuel qui tournerait au procédé, un univers peuplé de créatures dont l’onirique monstruosité doit beaucoup à Tim Burton. Jouant sur la frontière ténue entre anthropomorphisme et zoomorphisme, les costumes de Bruno Fatalot tissent les fils invisibles d’une poésie parfois teintée de cruauté.
Si Jonathan Schiffman ne laisse pas plus que dans Bernstein s’épancher les carrures, il sait épanouir les élans solistiques d’une partition féérique. D’une opulence étonnante, l’enfant d’Amaya Dominguez tend cependant à disperser ses sortilèges, à l’inverse de la princesse, du rossignol et surtout du feu de Mélanie Boisvert, qui concentre les effets flamboyants d’une virtuosité étourdissante d’aisance et de naturel.
Irrésistibles boys du dancing chorus de Trouble in Tahiti, François Piolino – la théière, le petit vieillard, la rainette – et Marc Mauillon – l’horloge comtoise, le chat – sont les dépositaires d’un certain art du chant français, que Ravel entraîne sur la pente de l’autodérision. Voyelles claires, consonnes percutantes, et de l’esprit toujours – et ces deux-là en ont, infiniment –, ne sont-ce pas là les mamelles de… Tirésias ? « Ô Français, faites des enfants ! » Tiens, une idée en passant, pour un futur couplage…
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Opéra de Lorraine, Nancy Le 21/03/2010 Mehdi MAHDAVI |
| Nouvelles productions de Trouble in Tahiti de Bernstein et de l’Enfant et les sortilèges de Ravel mises en scène par Benoît Bénichou et sous la direction de Jonathan Schiffman à l’Opéra national de Lorraine. | Leonard Bernstein (1918-1990)
Trouble in Tahiti, opéra en sept scènes (1952)
Livret du compositeur
Maurice Ravel (1875-1937)
L’Enfant et les sortilèges, fantaisie lyrique en deux parties (1925)
Livret de Colette
Chœur de l’Opéra national de Lorraine
Orchestre symphonique et lyrique de Nancy
direction musicale : Jonathan Schiffman
mise en scène : Benoît Bénichou
chorégraphie : Florence Blanco Scherb
décors : Amélie Kiritze Topor
costumes : Bruno Fatalot
Ă©clairages : Thomas Costerg
vidéo : Ishrann Silgidjian
Avec :
Bernstein :
Aurore Ugolin (Dinah), Jean Teitgen (Sam), Diana Axentii, François Piolino, Marc Mauillon (trio), Veronica Endo, Jérémie Duval (danseurs).
Ravel :
Amaya Dominguez (l’enfant), Aurore Ugolin (Maman / la tasse chinoise), Diana Axentii (la bergère / la chatte/ la libellule / l’écureuil / un pâtre), Mélanie Boisvert (la princesse / le feu / le rossignol), Natacha Kowalski (la chauve-souris / la chouette / une pastourelle), Wenwei Zhang (le fauteuil / un arbre), Marc Mauillon (l’horloge comtoise / le chat), François Piolino (la théière / le petit vieillard / la rainette), Jeanne Fourcade (le banc), Léna Samb, Margot Martin (le canapé), Aïtana Artzer (le pouf), Louis Fourcade (la chaise de paille), chœur des enfants du CRR de Nancy (les chiffres / les pastoures / les pâtres / les rainettes / les arbres / les bêtes), Veronica Endo, Jérémie Duval (danseurs). | |
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