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CRITIQUES DE CONCERTS |
01 novembre 2024 |
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Nouvelle production d’Orphée et Eurydice de Gluck dans une mise en scène d’Emmanuelle Bastet et sous la direction d’Andreas Spering à Angers Nantes Opéra.
Orphée au noir
Pour la nouvelle production d’Orphée et Eurydice de Gluck présentée par Angers Nantes Opéra dans la version révisée par Hector Berlioz, Emmanuelle Bastet met à nu l’impossibilité du deuil, sans égaler l’épure hantée de son superbe Lucio Silla de mars 2010. Trahi par un orchestre en déroute, Andreas Spering dirige un beau trio de jeunes solistes.
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À l’instar de l’Orfeo de Monteverdi, Orfeo ed Euridice de Gluck est plus qu’un opéra, un manifeste esthétique porteur d’un élan réformateur. En cela, il bouscule les conventions d’un genre établi, les récuse même, pour aboutir à un objet inclassable, dont la représentation s’avère particulièrement délicate, malgré une popularité jamais entamée. L’œuvre créée à Vienne en 1762 ne répond en effet que partiellement aux canons de l’opera seria, ou plus exactement du dramma per musica d’alors. Qu’est-ce, en vérité, que cette azione teatrale per musica sur un livret Raniero de’ Calzabigi ?
Du théâtre, il y en a à peine. Et l’action, pour peu que c’en soit une, est presque entièrement circonscrite aux ballets, ou à la pantomime. La liste des personnages en donne trois, mais Orphée est pour ainsi dire seul face à un chœur aux multiples visages. C’est un monodrame avec chœurs, un ballet pour chœurs et solistes. En 1975, Pina Bausch en fit un opéra dansé, et Orphée et Eurydice devint quasiment la propriété des chorégraphes : le mouvement redonnait corps au nouveau mode d’expression prôné par Gluck et son librettiste.
Metteur en scène, Emmanuelle Bastet aborde la version Berlioz – fusion, pour faire simple, de la partition originale pour castrat et de la révision parisienne de 1774 pour haute-contre, à l’intention de la mythique Pauline Viardot – comme une histoire de deuil. Une boîte noire, et quelques chaises, qui peuvent rappeler, fortuitement peut-être, celles du Café Müller de Pina Bausch – à laquelle elle emprunte également le retour final au chœur initial, c’est-à -dire le refus du lieto fine de rigueur au XVIIIe siècle.
Double d'un demi-dieu si désespérément humain, Amour est sa conscience, son espérance : accepter la mort, apprivoiser l’absence. Orphée et Eurydice enfants surgissant de la mémoire du poète s’inscrivent dans une dynamique de la perte. À laquelle il lui est impossible de survivre. Ces ballets de furies et d’ombres, ce huis clos terrifiant avec l’être aimé qu’il n’a pas le droit de regarder, auquel il ne peut parler de peur de le perdre encore, ne sont que visions d’une agonie.
Le propos est concentré, lisible, sans concession aux ornements du mythe. Mais sa traduction scénique est entravée par certaines maladresses – que ne trahissait pas le Lucio Silla signé de la même équipe pour Angers Nantes Opéra. Ainsi, le geste, qui pousse parfois une affliction de convention jusqu’à l’expressionnisme, contredit un sens aigu de l’épure esthétique. Sans doute aurait-il fallu assumer une forme de stylisation wilsonienne jusqu’au bout, et surtout ne pas trébucher ainsi aux Champs-Élysées : pourquoi soudain ce lupanar indo-années folles encombré de choristes se tortillant maladroitement sur le sol, qui donne à l’ensemble une – forcément fausse – note de kitsch ?
Emmanuelle Bastet se sort en revanche assez bien de l’épreuve consistant à faire croire pendant vingt minutes qu’Orphée ne voit pas Eurydice, alors qu’ils ne cessent de se tourner autour, certes protégés du regard fatidique par une savante pénombre. Mais là encore, une plus grande économie de mouvement, le seul jeu des regards, n’auraient-ils pas mieux servi un contexte aussi noir et dépouillé ?
La fosse souffre d’un semblable hiatus entre conception et réalisation. D’un côté, Andreas Spering, haendélien, haydnien émérite, qui plus que vers Berlioz tire la partition vers ses racines, par la dynamique, l’articulation, la prestesse des tempi. De l’autre, un Orchestre national des Pays de la Loire que l’on n’avait jamais entendu aussi négligeant : pire que du bâclage, c’est une déroute. Pupitres privés de cohésion, couleur agressive ou délavée, la gestique du chef ne paraissait pourtant pas si impénétrable.
Si le chœur fait en comparaison de louables efforts, il peine à se départir d’un vibrato ample et désordonné, autant qu’à contrôler un volume fluctuant. Le trio soliste est heureusement d’une tout autre tenue. Sophie Junker est même une révélation, Amour charnu, sainement projeté, au français limpide. L’Eurydice d’Hélène Guilmette confirme tout le bien que l’on pense de la soprano québécoise, timbre clair mais avec ce qu’il faut de franchise pour ne pas tomber dans la mièvrerie qui guette la plupart des rôles auxquels sa tessiture la destine : elle est une ombre certes, mais de caractère.
Pour son premier Orphée, Julie Robard-Gendre promet beaucoup, voix bien assise sur un grave cuivré, à la texture ferme et tenue, sinon dans un aigu en surpression, et qui lui permet d’affronter crânement les écueils de la redoutable cadence Viardot, à laquelle fait simplement défaut cet exhibitionnisme virtuose qui devrait venir à la mezzo nantaise avec la maturité. Ce n’est pourtant pas d’élan, d’énergie que manque cette prise de rôle à risque, mais d’un peu plus de souplesse, de liant, en somme de poésie.
Prochaines représentations :
Les 6, 9 et 11 mars au Théâtre Graslin, Nantes ; les 18, 20 et 22 mars au Grand Théâtre, Angers.
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