Il arrive que certaines partitions prennent valeur d’éternité lorsqu’elles sont transcendées par un musicien totalement investi, réalisant une forme de recréation : Callas dans Norma, Gould dans les Variations Goldberg… Depuis environ quarante ans, Roger Muraro, proche d’Olivier Messiaen et plus encore d’Yvonne Loriod dont il a reçu l’enseignement, s’est approprié les Vingt Regards sur l’Enfant-Jésus du compositeur français, une somme musicale de deux heures qu’il joue sans partition, se permettant seulement un entracte court pour se ressourcer et permettre de réaccorder un Steinway de grande qualité.

Devant un public concerné et grâce à l’initiative de Jean-Marc Bouré, actuel administrateur de l’abbaye du Thoronet, ce récital s’est montré à la hauteur des espérances tant le soliste, au fil des vingt stations – depuis le Premier Regard (Regard du Père) jusqu’au vingtième (Regard de l’Église d’amour) – est porté par la spiritualité inhérente à cette fresque puisant dans toute l’histoire du clavier (Scarlatti, Chopin, Liszt, Moussorgski, Scriabine, Ravel, Debussy, Albéniz), les chants d’oiseaux, les cloches et les timbres inouïs d’Extrême-Orient.

On est littéralement happé par la virtuosité et plus encore par l’intelligence et l’exaltation contrôlée de Roger Muraro, tempérament à la générosité immédiatement perceptible. Après avoir présenté pendant quelques minutes la symbolique et les thèmes ascensionnels de ce cycle (celui de Dieu, de l’Étoile, de la Croix, de la Joie), le pianiste, recueilli et concentré, donne tout au long du chemin une vision organique puissante et théâtrale mêlant l’émotion (Première Communion de la Vierge) à l’expression la plus tendue (Par Lui, tout a été fait), et l’explosion (Regard de l’Onction terrible) au triomphe (Regard de l’Église d’amour pour conclure).

La nuit venue, dans l’abbaye éclairée, la joie est à son acmé face à la prestation de ce musicien inspiré, engagé et au souffle irrésistible.