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CRITIQUES DE CONCERTS |
10 février 2025 |
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Concert de l'orchestre du Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg sous la direction de Valery Gergiev.
Gergiev conjure un fantĂ´me
D.R.
Entre deux productions opératiques de la saison russe du Châtelet, Valery Gergiev avait réservé aux parisiens un concert instrumental. Malgré la défection de Vadim Repin, la prestation de l'orchestre du Théâtre Mariinski restera inoubliable grâce au cyclone symphonique que fut sa 4e symphonie de Chostakovitch.
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En guise de mise en bouche, une création mondiale : Chemin, d'Alexander Raskatov, concerto pour alto et orchestre d'environ une demi-heure, en cinq mouvements enchaînés. On y décèle clairement l'ombre de Chostakovitch et surtout de Schnittke, particulièrement le Schnittke du Concerto pour alto.
Mais la pièce de Raskatov n'est pas aussi enténébrée que celle de Schnittke. Un rien long, Chemin culmine dans le troisième mouvement et le finale, respectivement un quasi Notturno finement orchestré et un Largo doloroso marqué du " fatum " russe et d'un sentiment de déréliction. Si ce n'est quelques intonations incertaines, Bashmet est souverain.
Comblant l'annulation de Vadim Repin initialement prévu dans le Concerto en la mineur de Chostakovitch, le Concerto pour violon de Sibelius par Nicolaï Znaider a fier allure. On peut déjà y remarquer certaines qualités du Mariinski : cordes chauffées à blanc, interventions de cuivres musclées et solos de bois idoines, sinon d'une rondeur parfaite.
Znaider, avec ses allures de demi de mêlée, dispense un jeu très physique et intense, qui gagnerait toutefois à être plus sobre, même si la fougue du Danois de tout juste 28 ans s'avère souvent en phase avec le romantisme échevelé du Concerto de Sibelius.
Znaider surveille aussi l'orchestre, donnant de la tête d'une manière pour le moins hautaine les départs aux différents pupitres de l'orchestre quand il ne joue pas. Cela s'avère fort agaçant, y compris pour Gergiev qui fronce les sourcils à plusieurs reprises. Mais le jeune violoniste est doté d'un son splendide et d'une technique en béton ; seuls les terribles traits du finale lui résistent encore un peu.
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Chef de concert
Après l'entracte, Gergiev avait programmé la 4e symphonie de Chostakovitch. En studio, le chef russe en donnerait sans doute une bonne lecture, sans plus, comme c'est le cas avec la 8e symphonie éditée chez Philips. Mais avec la tension du direct, c'est un moment musical renversant ; à l'évidence, Gergiev est de la race des chefs de concert, tout comme les Mravinski, Svetlanov, Bernstein ou Furtwängler.
Dès la première tenue et le premier trille agrémenté de cymbale, la tension est phénoménale, le xylophone appuie sadiquement là où ça fait mal. Chaque intervention des cordes donne l'impression que les musiciens jouent leur vie à chaque note.
Écorchés vif avec du crin, les violoncelles crient de douleur comme s'ils dénoncaient la dictature et les purges staliniennes. Chostakovitch n'affirmait-il pas : " qu'on me coupe les mains, je composerai la plume entre les dents
" Les cuivres, placés juste derrière les cordes sur les côtés conformément à la tradition russe, sont cinglants et lapidaires comme un jugement dernier.
La fugue centrale est attaquée à un tempo vertigineux qui fait craindre le pire, mais aucune double croche n'arrivera en retard. Dans les moments de moindre tension à l'orchestration beaucoup plus clairsemée, on peut mesurer les progrès accomplis par cet orchestre naguère d'une plastique peu reluisante.
Le travail acharné de l'infatigable patron du Mariinski a bel et bien porté. Dans une approche presque aussi radicale que ses prédécesseurs Mravinski et Kondrachine, Gergiev bénéficie aujourd'hui d'un orchestre de tout autre niveau technique.
Là où Léningrad donnait des interprétations à couper le souffle mais encombrées de multiples accrocs et de problèmes de justesse parfois rédhibitoires, le Mariinski, dans une approche légèrement moins " terroriste ", ne souffre que très rarement des maux évoqués plus haut.
Est-ce le fait de la mode qui veut qu'on se soucie aujourd'hui plus de justesse qu'il y a cinquante ans, ou est-ce simplement que Gergiev ne franchit jamais le point de non retour qui ferait basculer les musiciens ?
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Fin de la préhistoire
L'âge des cavernes des orchestres russes étant désormais révolu, Gergiev réussit la quadrature du cercle : une lecture propre doublée d'une interprétation viscérale. La fin du premier mouvement en est un bon exemple : inquiète, avec ses notes répétées au hautbois, blafard, elle imprime un réel malaise, sans pour autant faire les frais d'une justesse chaotique.
Le Moderato con moto central, page anodine et presque souriante chez beaucoup de chefs, est ici une danse grinçante, avec une recherche permanente du moindre timbre discordant. La fin, avec son mouvement de mécanique d'horlogerie aux petites percussions, préfigure la 15e symphonie, où toute la coda du dernier mouvement procèdera du même mécanisme hypnotique et troublant.
Le finale, aux dimensions colossales, est attaqué Largo par un basson désabusé et morne, tout en dérision. L'Allegro qui suit, forcené dans son trois temps obsessionnel, ne perd jamais sa densité, géré à la perfection par un Gergiev qui réussit à enchaîner habilement les citations de valses et autres thèmes populaires. Ici, tout procède d'une même nécessité organique.
Enfin, l'épilogue, aux confins du silence, avec sa pulsation sourde et imperturbable des basses, véritable vision d'après l'apocalypse où ne subsistent que des lambeaux de motifs, empreint une sorte de claustration. Un appel lointain de trompette avec sourdine vient faire dissonance contre les cordes pendant un temps qui semble infini avant de se résoudre sur une consonance libératrice. Ce moment si souvent escamoté par la nervosité des musiciens après une longue débauche de décibels est ici rendu avec acuité.
Le célesta termine seul, dans un climat de prostration à la limite de l'étouffement, après que les cordes en harmoniques se sont désagrégées. On souhaiterait alors rouvrir le goulag pour y expédier l'ahuri du balcon qui a oublié de couper son téléphone portable !
Gergiev, lui, ne bronche pas et impose un long silence expiatoire. Avec la complicité du camarade Chostakovitch, cet immense artiste ne venait-il d'exorciser comme jamais le fantôme de Joseph Staline ?
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Théatre du Châtelet, Paris Le 31/01/2003 Yannick MILLON |
 | Concert de l'orchestre du Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg sous la direction de Valery Gergiev. | Alexander Mikhaïlovitch Raskatov (*1953)
Chemin/Path/Weg, concerto pour alto et orchestre (2002), création mondiale
Yuri Bashmet, alto
Jean Sibelius (1865-1957)
Concerto pour violon et orchestre en ré mineur, op.47 (1903-1905)
NicolaĂŻ Znaider, violon
Dimitri Chostakovitch (1906-1975)
Symphonie n° 4 en ut mineur, op.43 (1934-36)
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