Il faut être russe et posséder à la fois le sens du dérisoire et de l'irrationnel pour entrer dans un univers comme celui de Gogol ou de Tchékhov. L'un comme l'autre ont été totalement conscients des faiblesses de leurs compatriotes et les ont décrites avec autant de talent que d'amour, tradition reprise, d'ailleurs au siècle suivant par exemple par un Boulgakov.

Chostakovitch n'avait pas choisi la facilité en prenant Le Nez de Gogol comme trame de son opéra burlesque, mais il a relevé le défi avec génie. Avec une orchestration d'une prodigieuse vitalité, pleine d'oppositions étranges, de timbres bizarres, de couleurs, de rythmes, de bruits, il est allé au coeur de ce monde fantasmagorique, en brossant une série de portraits tous plus saisissants les uns que les autres. Plus d'un vingtaine de personnages se croisent dans cette histoire folle où le nez de l'assesseur de collège Kovaliov a l'impudence d'aller se promener tout seul en ville costumé en conseiller d'Etat. De quoi agiter le petit peuple de Saint-Pétersbourg, jusqu'à ce que l'appendice en question regagne sa place, après quelque deux heures de délire et de joie musicale absolus.

Le spectacle de l'Opéra de chambre de Moscou est irréprochable dans son efficace simplicité. Jolis costumes, bons interprètes, éléments minimaux de décor astucieusement utilisés, tout cela va vite, bien, sans chercher à raconter autre chose que ce qu'a voulu le compositeur. C'est exemplaire, d'une tradition théâtrale moscovite éprouvée, mais aussi d'une page de la musique soviétique, en des temps où il fallait jouer à l'équilibriste sur les frontières de la censure. Le plus étonnant étant sans doute qu'une critique sociale en forme de farce ait été encore tellement d'actualité un siècle après avoir été imaginée par Gogol !