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CRITIQUES DE CONCERTS |
12 octobre 2024 |
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Création à l'Opéra de Paris des Troyens de Berlioz dans la mise en scène d'Herbert Wernicke, sous la direction de Sylvain Cambreling.
L'éternelle polémique des Troyens
Peut-on donner une vision scénique satisfaisante des opéras de Berlioz en général et des Troyens en particulier ? La production de Salzbourg 2000 affichée à l'Opéra Bastille en hommage à Herbert Wernicke, signataire de la mise en scène comme de la scénographie et décédé en 2002, n'apporte toujours pas de réponse convaincante à cette éternelle question.
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D'une certaine manière, on les adore, ces « opéras monstres », comme le disait Rostropovitch de Guerre et Paix. Et c'est vrai qu'un bon Crépuscule des Dieux, une bomme Femme sans ombre, voire des bons Troyens, peuvent nous arracher à nous-mêmes pour quelques heures délectables. Dans ce dernier cas cependant, il faut bien reconnaître que les souvenirs immortels ne foisonnent pas. Si l'on veut être honnête, il faut même reconnaître que cette très ample partition pose en tous domaines des problèmes difficilement solubles en raison de sa structure, de son livret, de son écriture vocale.
Et d'abord, quelle musique jouer ? Nous avons ici une partition remaniée, avec ajouts et coupures, le plus souvent pour répondre aux exigences de la mise en scène, comme l'avoue avec une grande franchise Sylvain Cambreling dans le programme où il répond aux questions sans concessions de Pierre-René Serna. Il n‘y ici a que du Berlioz, mais sans aucun des ballets, jugés inutiles par le metteur en scène, et avec quelques intermèdes en plus, notamment pour permettre à la vaste masse chorale d'entrer et de sortir par la très étroite et unique issue d'un décor monolithique.
Disons déjà que ces entrées et sorties engendrent chaque fois un malaise, les premiers choristes sortant vite, les autres occasionnant un embouteillage. On ne peut ici se livrer à une analyse musicologique détaillée pour condamner ou justifier ces choix. Admettons donc qu'ils ne déparent pas une oeuvre dont Berlioz lui-même signa trois versions différentes, même si on accepte plus difficilement que les dictats d'un metteur en scène conduisent à s'attaquer à une partition car c'est une porte ouverte à tous les excès. Mais en l'occurrence, ce n'est pas ce qui gène le plus.
En effet, quelle représentation donner de cet univers complexe ou se mêlent si étroitement grandes figures mythologiques, grands sentiments héroïques et faiblesses humaines, romantisme sublime ou tout simplement naïf, situations et thématiques se prêtant à toutes les extrapolations alors que d'autres ne s'y prêtent que fort mal ? C'est une deuxième question.
Herbert Wernicke a planté un décor unique, grand mur blanc circulaire fendu d'une étroite ouverture, seule issue à ce lieu clos où se jouera tout le drame, petite ouverture sur le monde extérieur, celui de la mer, de la nuit ou du jour, de la fête, de la guerre, à peine entrevus. Dedans, le noir des costumes allié au rouge des Troyens et ensuite au bleu des Carthaginois. Beaux contrastes de couleurs franches évoquant bien le monde méditerranéen, mais lassitude à contempler cette vision lisse pendant plusieurs heures, l'unité de lieu n'étant aucunement présente dans ce drame, bien au contraire.
Et puis, ces guerriers casqués en soldats contemporains et munis de mitraillettes ont été trop omniprésents depuis une vingtaine d'années sur toutes les scènes lyriques pour ne pas prêter à sourire ni paraître ringards. D'autant qu'hormis ces effets visuels, la mise en scène proprement dite est à peu près vierge de direction d'acteurs, plus proche d'un concert mis en espace. Mais ici encore, le livret et la structure dramatique de l'ensemble rendent-ils possible une autre approche ?
Au Châtelet, Yannis Kokkos avait eu au moins le mérite de proposer des images d'une très grande beauté et d'une véritable originalité, ce qui n'est pas le cas ici. Pour ce qui est de l'impact dramatique, il ne reste que l'impressionnante stature des deux principaux protagonistes, Deborah Polaski et Jon Villars, bien qu'il eût fallu leur insuffler beaucoup plus de vie.
Les mouvements de foule sont réglés comme un défilé du 14 juillet, les choristes deux par deux ou en file indienne, jusqu'à la cohue des sorties. Les quelques jeux de scène imaginés n'apportent rien, ou frôlent le ridicule, comme l'entrée des militaires troyens chez Didon, tournant d'un air érotiquement menaçant autour d'elle, si colossale qu'elle enverrait d'une pichenette le moindre assaillant au tapis.
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Une stature de tragédienne
Quelle noble interprète que Deborah Polaski ! Elle a vraiment la stature, le maintien, le port, la classe de ces grandes héroïnes mythiques, qu'il s'agisse de Cassandre ou de Didon. Elle en a aussi la voix, l'un des très rares vrais sopranos dramatiques de l'époque, même si elle est plus à l'aise en amoureuse Didon, sublime même à la fin, qu'en Cassandre dont la tessiture lui convient sans doute moins et où, sans doute, elle ménage un peu ses immenses moyens. En dépit de quelques inégalités, elle sert au mieux deux rôles difficiles, eux-mêmes en creux et en bosses.
On connaît la vaillance de Jon Villars. Son Enée est tout d'une pièce, prudent et souvent droit dans les aigus, peu aidé par la mise en scène à exprimer quelque subtilité psychologique ou sentimentale, un guerrier tout droit descendu d'un bas-relief, sans beaucoup plus de chaleur que le marbre.
Mais on doit malgré tout reconnaître que ce sont les choeurs et l'orchestre qui existent avant tout dans ce spectacle. Omniprésente dans la partition, la masse chorale est au coeur du plaisir musical de la soirée, tout comme l'orchestre. De la première comme du second, on admire la qualité sonore, la puissance, les raffinements. L'écriture instrumentale de Berlioz, vrai trésor des Troyens, est parfaitement mise en valeur par la direction de Sylvain Cambreling qui sait en ciseler aussi bien les effets de détail que les ensembles.
Les tempi assez lents de certains passages laissent le temps au temps, apportent des respirations, engendrent des rêveries qui se fondent soudain dans des tumultes colorés. Le chef français traite comme de belles mélodies romantiques dans le style des Nuits d'été les jolis airs un peu inutiles dans l'action d'Hylas et Iopas, fort bien chantés au demeurant par Bernard Richter et Eric Cutler. Et autant les propositions visuelles d'Herbert Wernicke suscitent maintes réserves, autant le travail choral de Peter Burian et l'approche musicale de Sylvain Cambreling ne méritent que des éloges et sauvent, d'une certaine manière, un spectacle qui serait sans cela assez languissant.
Dictions incompréhensibles
Tous les rôles sont vocalement bien tenus, que ce soit par Franck Ferrari, Nicolas Testé, Kwangchul Youn ou Gaële Le Roi, avec hélas en commun que l'on ne comprend strictement rien au texte, des premiers ou des seconds rôles, à l'exception de la brève intervention de Philippe Fourcade en spectre d'Hector. C'est peu pour quelques quatre heures de musique !
Faut-il alors renoncer à produire les Troyens ? Sans parler des tentatives de jadis dont le seul souvenir positif reste la présence épisodique de la grande Régine Crespin, souvenons nous que la production Pizzi de 1990 dans l'Opéra Bastille tout neuf n'avait pas entièrement convaincu malgré la présence de Shirley Verrett, et la récente production Kokkos au Châtelet, aux nombreux points forts, pâtissait d'un Enée monolithique dans un contexte visuel jugé par certains trop esthétisant. Mission impossible ? L'Opéra du Rhin relève à son tour le défi à partir du 25 octobre. Affaire à suivre !
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Les Troyens et leurs doubles
Cassandre et Didon seraient-elles, à l'instar des « trois femmes dans la même femme » des Contes d'Hoffmann, deux femmes dans la même femme, et plus précisément la femme, figure utopique mêlant tradition et modernité ? C'est sur ce concept dramaturgique que le regretté Herbert Wernicke a bâti des Troyens qui nivellent, voire trahissent, l'esthétique composite du monument berliozien, dont il a en conséquence fallu – habilement – tripatouiller la partition, qui, scrupules musicologiques mis à part, ne s'en porte pas plus mal.
Conque blanche percée d'une faille, le décor unique, souvent sublimement éclairé, a pour principales vertus de se prêter à toutes les évocations avec une grande économie de moyens, et surtout, du moins depuis le premier balcon, de restituer les voix – les choeurs, d'une discipline inconstante – avec un effet dolby surround rare à Bastille. Cette production se révèle en tout cas plus cohérente – mais les Troyens ont-ils à voir avec la cohérence ? – que celle, d'emblée historique, présentée au Châtelet en 2003, avec laquelle il serait en revanche inutile de la comparer sur le plan musical, tant les enjeux différent.
Deborah Polaski est donc la femme, dont l'incarnation dépasse largement le tour de force qui consiste, après trente années de carrière wagnérienne et straussienne, à tenir la scène pendant près de quatre heures dans deux rôles dont les tessitures, même proches, ne lui sont pas idéales. Malgré un vibrato et une justesse parfois lâches, le port et la ligne hiératiques, la palette dynamique, et surtout son sens puissant de la déclamation sont d'une grande chanteuse tragique.
Cassandre de deux soirs, Jeanne-Michèle Charbonnet ne lui cède en rien pour la stature, avec une voix plus égale, mais un timbre moins prenant, et un style passe-partout, tandis qu'Yvonne Naef, souvent en délicatesse avec la mesure, exhibe en Didon une voix somptueusement tendue, voluptueuse, et une diction percutante. La caractérisation vocale des rôles y gagne ce que la production perd en impact.
Si le rang de faire-valoir auquel Wernicke condamne quasiment Enée souligne à quel point le rôle est épisodique, Berlioz n'en exige pas moins de fulgurances de son interprète. Jon Villars et Jon Ketilsson finalement se valent, le premier tonitruant dans le seul haut médium, sans charme, arythmique et à court d'aigus, le second plus court encore, de projection insuffisante, mais infiniment plus châtié.
Commun aux deux distributions, le Chorèbe de Franck Ferrari varie, terne et peu concerné une semaine après s'être distingué par la qualité du legato et de la concentration. Les autres sont en revanche immuables, dans l'excellence – Iopas étourdissant d'Eric Cutler, Narbal glorieux de voix et de français de Kwangchul Youn – comme dans la médiocrité – Anna déplacée d'Elena Zaremba, Hylas à l'appui laryngé rédhibitoire de Bernard Richter, malgré le raffinement du phrasé.
Mais l'orchestre demeure le principal triomphateur de ces Troyens, sous la baguette perfectionniste de Sylvain Cambreling, dont le sens du détail, des couleurs, et de l'architecture – progression et ruptures – sont autant de dévotions au génie mal aimé. Il était dès lors rassurant, émouvant même, d'entendre le chef français acclamé après tant de huées acharnées, et surtout injustifiées, étant donnés les succès, ne serait-ce que d'estime, remportés à ce même pupitre par des baguettes authentiquement indignes.
Mehdi MAHDAVI
Opéra Bastille, Paris
24/10/2006 et 1/11/2006
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Opéra Bastille, Paris Le 11/10/2006 Gérard MANNONI |
| Création à l'Opéra de Paris des Troyens de Berlioz dans la mise en scène d'Herbert Wernicke, sous la direction de Sylvain Cambreling. | Hector Berlioz (1803-1869)
Les Troyens, opéra en cinq actes et neuf tableaux (1863)
Livret du compositeur d'après l'Énéide de Virgile.
Maîtrise des Hauts-de-Seine
Choeur d'enfant de l'Opéra national de Paris
Choeurs et Orchestre de l'Opéra national de Paris
direction : Sylvain Cambreling
mise en scène, décors et costumes : Herbert Wernicke (†2002)
réalisation mise en scène : Tine Buyse
réalisation décors : Joachim Janner
réalisation costumes : Dorothea Nicolai
réalisation éclairages : Olaf Winter
préparation des choeurs : Peter Burian
Avec :
La prise de Troie
Deborah Polaski (Cassandre), Gaële Le Roi (Ascagne), Anne Salvan (Hécube), Jon Villars (Énée), Franck Ferrari (Chorèbe), Nicolas Testé (Panthée), Philippe Fourcade (le fantôme d'Hector), Nikolai Didenko (Priam), Frédéric Caton (un capitaine grec), Bernard Richter (Helenus), Dörte Lyssewski (Andromaque), Carole Noizet (Polyxène).
Les Troyens Ă Carthage
Deborah Polaski (Didon), Elena Zaremba (Anna), Gaële Le Roi (Ascagne), Jon Villars (Énée), Eric Cutler (Iopas), Bernard Richter (Hylas), Kwangchul Youn (Narbal), Nicolas Testé (Panthée / Mercure), Nikolai Didenko & Frédéric Caton (deux capitaines troyens), Anne Salvan (le fantôme de Cassandre), Franck Ferrari (le fantôme de Chorèbe), Philippe Fourcade (le fantôme d'Hector), Nikolai Didenko (le fantôme de Priam). | |
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