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CRITIQUES DE CONCERTS |
11 décembre 2024 |
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Création française de Da gelo a gelo de Salvatore Sciarrino, dans la mise en scène de Trisha Brown et sous la direction de Tito Ceccherini à l'Opéra de Paris.
Exquises esquisses
Donné en création française au Palais Garnier, l'opéra Da Gelo a gelo de Salvatore Sciarrino est une subjuguante expérience musicale. La mise en scène de Trisha Brown y recrée un Japon du Moyen Âge avec une précision de gestes, un raffinement et une stylisation qui consonne admirablement avec la musique proprement inoubliable du compositeur italien.
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Lorsque après l'heure cinquante que dure la représentation, vous descendez les escaliers du Palais Garnier et surgissez à l'air libre, l'avenue de l'Opéra vous surprend par sa langueur et le trafic automobile par sa réalité. C'est que l'opéra de Salvatore Sciarrino mis en scène par Trisha Brown enserre dans les mailles de son univers à nul autre pareil, peuplé des bruits inouïs qui portent la marque du compositeur italien.
Basé sur le journal d'une poétesse japonaise du XIe siècle, Da gelo a gelo raconte l'histoire d'amour contrariée, d'un hiver à un autre, d'un gel à un autre, de la courtisane Izumi et du prince Atsumichi. Comme à son habitude, le compositeur élague considérablement son livret : cent petits numéros constituent ainsi l'action, qui partage la scène entre un espace féminin à cour et un espace masculin à jardin, et se résume souvent à la lecture de lettres que s'échangent les protagonistes. Une succession de scènes aussitôt avortées, cruciaux instants d'une relation amoureuse, à la banalité quotidienne et à la concentration théâtrale.
La mise en scène de Trisha Brown épouse pleinement le choix du compositeur d'élaborer un univers aussi anti-spectaculaire que suprêmement stylisé. On aura rarement vu chanteurs d'opéras – comme les excellents Anna Radziejewska en Izumi et Otto Katzameier en prince – évoluer sur une scène avec autant de grâce, d'autant que les éclairages, les décors et les costumes dessinent un territoire presque autonome, fantasmé, dans lequel chacun reconnaîtra la quintessence de son quotidien.
Musicalement, l'ouvrage est ce tourbillon de souffles et d'harmonies fuyantes typique de la manière du compositeur. Aucun développement, aucune accumulation, que ce soit dans la vocalité – un récitatif en italien qui suit la signification du texte, doux, insinuant, bousculé par quelques écarts d'intervalle – ou dans le petit ensemble instrumental présent dans la fosse – prodigieux Klangforum Wien dirigé par Tito Ceccherini, dans un poudroiement continu et d'un hallucinant raffinement.
Sans suivre aveuglément la trame narrative ni jouer la carte de l'illustration, la musique de Sciarrino est capable de signifier aussi bien une nuit grinçante de chauve-souris que la crue d'un fleuve ou encore un orage de fin d'été. Da gelo a gelo est aussi une passionnante réflexion sur la frontière : entre scène et fosse, entre l'intériorité de la maison et l'extériorité naturelle, entre l'individu et le couple, entre le quotidien et l'événement.
De cette année de relation amoureuse, subtilement concentrée en plages silencieuses, éparses, parfois monotones, on se souviendra longtemps de l'immense bruit de soufflerie créé par l'instrument à percussion qui accompagne les rencontres amoureuses des personnages dans la nature. Les microscopiques murmures de la musique y prennent l'ampleur d'un vrai drame – on songe à Tristan et Isolde – et engendre un effet de sidération unique dans l'opéra d'aujourd'hui.
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