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CRITIQUES DE CONCERTS |
11 décembre 2024 |
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Nouvelle production du Messie de Haendel mise en scène par Claus Guth sous la direction de Jean-Christophe Spinosi à l’Opéra de Lorraine.
Le mystère de l’Incarnation
Excepté le rare Fierrabras de Schubert importé de l’Opéra de Zurich au Châtelet, le metteur en scène allemand Claus Guth, nouvelle coqueluche de Salzbourg, avait jusqu’à présent été négligé par les scènes françaises. L’Opéra de Nancy propose, en coproduction avec le Theater an der Wien, sa vision du Messie de Haendel : déroutante, souvent dérangeante, mais rarement nécessaire.
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Mettre en scène les drames sacrés de Haendel va de soi, ou presque. Mais le Messie l’est-il ? Dans sa forme musicale, il ne se distingue en rien de Saul, Samson, Theodora ou Jephtha : airs, récitatifs, chœurs se succèdent, se répondent, parfois se mêlent en une structure tripartite. La principale différence réside dans la nature du texte compilé par Charles Jennens, véritable patchwork où les prophéties de l’Ancien Testament, principalement du Livre d’Isaïe, se vérifient dans les Évangiles : pas d’intrigue, pas de fil narratif, pas de personnages qui permettraient de le porter à la scène avec une pertinence théâtrale immédiate.
Claus Guth plaque donc sur le texte une histoire contemporaine, sans en livrer toujours les clés. Le drame que la musique induit – parce qu’elle est éminemment dramatique – conserve ses ombres, sans recours possible à ces grilles de lecture systématiques que le Regietheater a rendues indispensables. En cela, peut-être, il parvient à incarner un certain mystère de la foi.
Nul doute qu’il évoque une quête de spiritualité – qu’expriment les signes inaccessibles à notre entendement d’entendants de la comédienne sourde-muette Nadia Kichler –, qu’il interroge puissamment le doute d’une époque face à la religion, qu’il dénonce la corruption, la cruauté, les trahisons et leurs solitudes, publiques et privées, d’un monde qui est le nôtre, et donc en crise, machine à broyer l’homme – le sacrifice du Christ n’aurait-il mené qu’à cela ? Vision pessimiste, iconoclaste, sacrilège même, ne serait-ce que parce que la naissance y est enserrée dans des funérailles.
Et le regard du metteur en scène allemand est d’une acuité d’autant plus effrayante que ce qu’il montre est éminemment proche, vrai, jamais naturaliste pourtant. Le conseil d’administration comme le suicide de l’Homme incarné, christique – le fabuleux danseur Paul Lorenger, qui hante la scène en présence/absence désarticulée, entre sacrifice et résurrection – sont d’une réalité cinématographique, mais qui constamment régénère la parabole.
Reste que ce travail souvent pénétrant d’intensité n’est pas un instant indissociable de l’œuvre en elle-même, et pour elle-même. Il l’illustre et l’accompagne – ce serait même parfois l’inverse –, sans que jamais ne surgisse, ne frappe sa nécessité. Et pourtant, les solistes, vus et revus ailleurs, appréciés en d’autres emplois, gagnent à travers l’écriture scénique, que porte de vrais acteurs, comme aucun ne l’a jamais été, une profondeur du chant, du discours, de sa rhétorique qui ont à voir avec la transcendance, on osera même dire le mystère de l’Incarnation.
La soprano Cornelia Horak est sensibilité pure du timbre et de la ligne, tendue même lorsque le mouvement la distend, bouleversante et suggestive, tandis que Veronica Cangemi trouve des ressources insoupçonnées de tenue instrumentale, toujours habitée – I know that my Redeemer liveth.
De sa voix infiniment longue, au grain d’une inaltérable beauté parce que toujours nourri, jamais artificiellement appuyé, Nigel Smith foudroie, absolument possédé, halluciné, prophétique. Et Sébastien Droy, qui ne cesse de gagner en assise, en mâle assurance du timbre, de la conduite, chante un anglais d’une subtilité rare, sinon chez les natifs.
Enfin, ce que déploie, en termes de legato, de dynamique, de fusion des registres, et par là même d’homogénéité de la couleur, enveloppante même quand le grave se fait ténu, Max Emanuel Cencic est absolument unique, et par delà ce qui ne serait que chant pur, d’une intensité hors du temps – He was despised.
Parce qu’il est un des meilleurs du monde, le Chœur Arnold Schoenberg semble en deçà de lui-même – un peu moins sans doute dans les deuxième et troisième parties, mais sans convaincre pleinement. Peut-être parce que Claus Guth ne le dirige pas d’un geste aussi affûté que les solistes – il emprunte à Peter Sellars l’idée du rite, mais sans atteindre à son essence, comme l’américain dans Theodora. Mais plus encore parce que les appuis de la battue de Jean-Christophe Spinosi ne sont jamais stables, et interdisent une véritable franchise d’attaques, et même de ligne.
L’Ensemble Matheus, qui déploie des cordes inhabituellement sonores, souffre du même défaut, en textures souvent peu soignées. Son chef a des fulgurances éparses, quelques accents, quelques phrasés incontestablement sentis quand ils ne bousculent pas le chant. Mais il a aussi, surtout, de ces incongruités – l’Hallelujah – qui noient l’architecture, la cohérence de l’édifice en soumettant la progression à une accumulation d’effets, jusqu’à jurer avec le propos incisif, parce que profondément pensé et infailliblement tenu, de Claus Guth.
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