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CRITIQUES DE CONCERTS |
11 décembre 2024 |
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Nouvelle production de Lulu de Berg mise en scène par Olivier Py et sous la direction de Marc Albrecht au Grand Théâtre de Genève.
Bariolée jusqu’à l’inhumain
Entourée d’un parfum de scandale vite évaporé, la Lulu d’Olivier Py, qui s’essaie à la couleur, s’avère d’une sagesse illustrative déconcertante et d’une prolixité distanciée qui confine à la froideur. Même sentiment déshumanisé dans la fosse, alors que la distribution, qui voit les débuts de Patricia Petibon dans le rôle-titre, approche le sans faute.
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Loin du scandale annoncé et des cris d’orfraie d’une frange particulièrement puritaine des spectateurs du Grand Théâtre devant quelques images pornographiques floutées lors des scènes de passe de Londres, qui traduisent d’ailleurs parfaitement la déchéance de l’héroïne, la Lulu d’Olivier Py à Genève laisse un drôle de sentiment d’inaboutissement.
En cause, une mise en scène parfois étonnamment illustrative, qui cherche à tout montrer, à tout raconter, souvent à l’arrière-plan de l’action principale, à explorer mille pistes à la fois, et finit par se perdre dans une impressionnante scénographie en perpétuel mouvement pourtant judicieusement inspirée des chaos urbains étouffants du peintre berlinois George Grosz.
Seulement, dans ce véritable fatras pas si éloigné d’une installation d’art contemporain, l’œil, sollicité sans relâche, peine à distinguer l’essentiel de l’accessoire. Le prolixe metteur en scène insiste avant tout sur l’aspect social, sur le monde qui broie l’homme, mais avec une telle distanciation que l’on ressort dépité de n’avoir ressenti aucune trajectoire humaine, de n’avoir jamais été heurté ni bouleversé par le destin de Lulu, à qui l’on refuse une existence individuelle, ou de ses victimes, qui ressuscitent sitôt occises.
Pourtant, en entrant en salle, on ne pouvait qu’être agréablement surpris par un renouvellement tant espéré : au lieu de ses éternels noirs laqués et néons blafards, Olivier Py avait enfin franchi le pas de la couleur, fût-elle aussi bigarrée, criarde, en déferlements éclaboussant jusqu’au mobilier.
On ne peut par ailleurs que saluer certains ressorts théâtraux éprouvés : la mise en abyme du I, le « film » du II joué sur scène, de même que quelques images fortes, comme ce Schigolch en vieux clown pathétique, ou encore la mansarde londonienne transformée en sordide backroom de cinéma porno, un peu gâchée il faut bien dire par un Jack l’Éventreur déguisé en père noël, qui répond sans doute dans une piste chrétienne au portrait de Lulu en Ève.
Dans la fosse, on a rarement entendu l’Orchestre de la Suisse romande aussi soigné et précis dans son commentaire orchestral. Seulement, à force de chambrisme, de dégraissage analytique, la lecture de Marc Albrecht, aux antipodes de la décadence sécessionniste et du lyrisme, n’ouvre jamais la boîte de Pandore, et passe à côté de la charge sulfureuse, de la perversité latente de la partition.
Devant un travail aussi extrémiste sur les motifs, individualisés jusqu’à l’isolation, décapés au savon antibactérien, on finit par manquer tant de liant dans les vents que de véritable legato chez des cordes frigides à force de précaution. Gageons qu’avec son sens de l’architecture, son habileté à contenir les masses et ses quelques éruptions sporadiques vraiment réussies, la Lulu proprette d’Albrecht saura trouver cet été à Salzbourg en le Philharmonique de Vienne un partenaire torride qui lui instillera MST et sens du morbide.
Une Lulu nourrie au baroque
C’est finalement du côté de la distribution que se trouve le meilleur de cette nouvelle production. Et au premier chef la prise de rôle attendue, et ô combien réussie, de la Lulu de Patricia Petibon, bien autant victime que bourreau, jamais cantonnée à la seule hystérie et par conséquent en rien exaspérante.
Nourrie à la mamelle du baroque, la soprano use à merveille de tout l’éventail rhétorique que Christine Schäfer, la grande Lulu des années 1990, de vocalité plus naturelle, ne faisait qu’effleurer : contrôle absolu du vibrato, sons blancs parfois terriblement expressifs par leur instrumentalité.
À condition d’affiner son allemand digne du Paris de l’entre-deux-guerres – dans les dialogues surtout –, voilà une incarnation qui peut prétendre à une renommée durable dans la décennie qui s’ouvre, et qu’il nous tarde de réentendre, là encore dans la ville de Mozart, en août prochain.
Assez éloigné de l’idéal du rôle – un beau lyrique à la Wunderlich –, l’Alwa à la limite du fort ténor de Gerhard Siegel ne risque pas de manquer d’impact, mais son troisième registre accuse des défaillances et une absence de souplesse qui privent la fin du II de son pouvoir de séduction.
À l’inverse, l’émission bien frappée du Docteur Schön de Pavlo Hunka se double d’une capacité à alléger qui confère de l’ambivalence à un emploi souvent monolithique. Si usé ailleurs, Hartmut Welker, avec son timbre noir caractéristique, fait merveille en Schigolch grincheux et libidineux.
Julia Juon, avec ses allures scéniques de Waltraud Meier dépressive, a dans le timbre la fêlure, le malaise des grandes Geschwitz. Pas de faute majeure non plus chez les comprimarii : on n’a pas souvenir d’avoir entendu en direct Peintre mieux chantant, ni meilleur Lycéen, d’une androgynie idéale, entre Cherubino et Octavian.
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Grand Théâtre, Genève Le 07/02/2010 Yannick MILLON |
| Nouvelle production de Lulu de Berg mise en scène par Olivier Py et sous la direction de Marc Albrecht au Grand Théâtre de Genève. | Alban Berg (1885-1935)
Lulu, opéra en trois actes (1935)
Livret du compositeur d’après Esprit de la terre et la Boîte de Pandore de Frank Wedekind
Orchestre de la Suisse romande
direction : Marc Albrecht
mise en scène : Olivier Py
décors et costumes : Pierre-André Weitz
éclairages : Bertrand Killy
Avec :
Patricia Petibon (Lulu), Julia Juon (la Comtesse Geschwitz), Silvia de la Muela (l’Habilleuse / le Lycéen / le Groom), Robert Wörle (le Professeur de Médecine / le Prince / le Valet / le Marquis), Bruce Rankin (le Peintre / le Nègre), Pavlo Hunka (Docteur Schön / Jack l’Éventreur), Gerhard Siegel (Alwa), Hartmut Welker (Schigolch), Sten Byriel (le Dompteur / l’Athlète), Wolfgang Barta (le Banquier / le Directeur de théâtre), Jean Lorrain (le Commissaire de Police), Émilie Pictet (la Fille de quinze ans), Monique Simon (Sa mère), Magali Duceau (la Décoratrice), Heikki Kilpeläinen (le Journaliste), Alexandre Diakoff (le Serviteur), Michael Tschamper (le Clown). | |
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