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CRITIQUES DE CONCERTS |
10 octobre 2024 |
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Nouvelle production de La donna del lago de Rossini dans une mise en scène de Christof Loy et sous la direction de Paolo Arrivabeni au Grand Théâtre de Genève.
L’homme de trop
Pour vingt Barbiere di Siviglia, une Semiramide, pour dix Cenerentola, une Armida, pour cinq Italiana in Algeri, deux Donna del lago. Genève avant Paris. Parce que le Rossini serio exige une vocalité surnaturelle et que l’irréalité du temps musical refuse souvent de s’y soumettre aux convenances et inconvenances théâtrales. Par le rêve, Christof Loy tente l’impossible.
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Qu’advient-il lorsqu’un metteur en scène en quête de sens s’attaque à un comble de romantisme lacustre ? Une bronca, naturellement. Christof Loy pose pourtant une question fondamentale, si ce n’est la seule qui vaille, sur l’intrigue, le livret, la répartition des numéros de La donna del lago de Rossini : quel est le vrai couple de l’opéra ? Et la réponse s’impose, évidente : « j’ai toujours trouvé une chose bizarre, il y avait un homme de trop dans cette histoire […] les grands duos entre Elena et Uberto m’ont toujours donné l’impression qu’il s’agit de l’homme le plus important aux yeux d’Elena. »
Que les contempteurs du Regietheater crient au scandale, au détournement de travesti, de dénouement, partant d’intrigue. Qu’ils se gaussent des stigmates que portent les costumes, les décors d’Herbert Murauer – silhouettes indéterminables et pourtant connotées, et puis deux kilts, mais ni lac, ni brume, très peu d’Écosse donc, sinon en carton-pâte sur la scène de l’immuable salle paroissiale aux murs livides. Qu’ils s’arrêtent en somme à des considérations esthétiques, et surtout n’interrogent ni les tenants, ni les aboutissants d’une dramaturgie pourtant riche dans sa subjectivité, poétique malgré un misérabilisme désormais éculé, et surtout tendre, en dépit de ses accès de dérision assumée.
Car des personnages enfin prennent vie, par-delà leurs seules prouesses vocales, qui ont longtemps condamné l’œuvre au concert, faute de théâtre, et de vraisemblance. Il ne s’agit pas, cependant, de la tirer vers un réalisme auquel elle se refuse, mais bel et bien de creuser la frontière invisible entre rêve et réalité, à travers la figure d’Elena, échappée d’un quotidien de morne violence. Christof Loy pousse cette logique jusqu’au bout, et par là même résout la délicate question du troisième homme.
Malcolm, contralto musico que Rossini isole en deux airs pour briller à l’avant-scène, et unit à Elena jusqu’à la confusion dans un duo envoûtant pour cette raison même. Malcolm, guerrier pour ainsi dire étranger à la bataille. Malcolm, pur fantasme belcantiste d’un temps pas encore tout à fait révolu, serait le double d’Elena, voix intérieure, ami(e) imaginaire, celle ou celui, sans identité propre, qui de la voie de la raison, donc de l’obéissance, la mène sur celle des sentiments, sans compromission. À l’instar du rondo final de la Cenerentola, Tanti affetti ne résonne-t-il pas comme le symbole du passage à l’âge adulte, de la perte de l’innocence d’une enfant hors du monde et de ses conflits, que lui révèle ici, superbe d’ironie poétique, un massacre de sylphides ?
Obscur peut-être, désarçonnant souvent, agaçant parfois, Christof Loy revendique à travers l’union inédite d’Elena et Giacomo – Uberto enfin démasqué – le droit d’être fleur bleue, sans pour autant s’avouer dupe des conventions du genre. Car enfin, la magnanimité du souverain à l’égard de Malcolm, artifice hérité de l’opera seria du siècle précédent dont le romantisme, presque semi-seria déjà , du présent melodramma s’accommode mal, est-elle plus légitime ? Le songe demeure, seule diffère la clé. Qui rend le théâtre possible, crédible. Et n’occulte pas le chant, ses hautes voltiges.
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D’abord deux découvertes, à défaut de révélations. Mariselle Martinez chevrote certes trop ostensiblement et virilise d’autant plus inutilement l’extrême grave de Malcolm que la mise en scène le féminise, mais la couleur est flatteuse dans sa profondeur, même contrefaite, l’agilité naturelle, ludique même, et la ligne sensiblement, ou mieux, artistement conduite.
Luciano Botelho a pour Uberto une belle assise dans le médium, qui confère au timbre son autorité poétique. La virtuosité manque cependant encore de nerf, et l’aigu, pincé d’abord, trahit un manque d’endurance. C’est un superbe Almaviva déjà , sans doute un beau Ramiro que promet le jeune ténor brésilien, un peu vert assurément pour le Rossini serio.
Gregory Kunde, lui, a pris le temps de mûrir – il n’en osait pas moins, il y a près de vingt ans déjà , certains des emplois taillés aux monstrueuses mesures de Nozzari. De reconquérir, surtout, un aigu élimé, dont seul subsistait le souvenir dans Semiramide au Théâtre des Champs-Élysées en avril 2006.
La métamorphose des moyens du ténor américain, sensationnel Idomeneo à Bruxelles le mois dernier, ne laisse d’ailleurs pas de subjuguer. Ce que la colorature a perdu en délié, la mezza voce en souplesse et en tenue, la voix l’a en effet gagné au centuple, en ampleur, en corps, en étendue, en vaillance. Et c’est à coup d’aigus que ce Rodrigo plastronnant vainc son juvénile rival dans le trio – un duel en vérité – Parla… chi sei.
Longtemps accaparés par les sopranos coloratures, les rôles écrits par Rossini pour sa muse puis épouse Isabella Colbran semblent peu à peu rentrer dans le giron des mezzos clairs, mieux à même d’en exprimer les contrastes. Si la tentative de Frederica von Stade demeura sans lendemain, Joyce DiDonato pourrait bien s’imposer dans ces emplois, à en croire cette première Elena.
Ses qualités instrumentales ne sont plus à dire, timbre doré, frémissant, vocalisation fluide, suprêmement musicale, un certain idéal donc. Mais plus encore s’impose, dans ce portrait préservé d’un éther univoque, décoratif et lénifiant par ses reliefs subtils, la fougue contenue de l’interprète, conjuguée à une désarmante sincérité. Parce qu’en la guidant, Paolo Arrivabeni lui permet de s’épanouir déjà , soutien constant, attentif.
Comme souvent, l’Orchestre de la Suisse Romande sonne étouffé par la fosse trop couverte, trop profonde du Grand Théâtre de Genève, particulièrement lorsque la banda claironne sur scène. Mais le chef italien révèle un sens infaillible de la progression dramatique et de la respiration musicale. Dès lors, la partition de Rossini apparaît dans toute sa clarté novatrice.
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