Elina Makropoulos, Eugenia Montez, Elsa MĂĽller, Ellian Mac Gregor, Ekaterina Michkin, Emilia Marty, crĂ©ature aux milles visages et si monstrueusement seule, aurait pu n’avoir qu’un unique visage, celui de la femme-paon incarnĂ©e par Anja Silja dans la mise en scène de Nikolaus Lehnhoff crĂ©Ă©e en 1995 au Festival de Glyndebourne. Mais vint Kristof Warlikowski et son Ă©tourdissante mythologie hollywoodienne, l’hĂ©roĂŻne de Janáček se mĂ©tamorphosant non plus au grĂ© des caprices d’une jeunesse Ă©ternelle, mais du reflet infidèle projetĂ© sur l’écran de cinĂ©ma.

De Norma Desmond à Marylin, à moins que ce ne soit Gilda enlevée par King Kong, ou Margo Channing vampirisée par l’ambitieuse Eve Harrington, légende et réalité se confondent dans une lutte infernale, le plus souvent fatale. Le metteur en scène polonais dessinait autrement, certes, mais si profondément, si intimement cette déchirure creusée par les 337 années d’une femme sans âge.

Pour Angers Nantes Opéra, Patrice Caurier et Moshe Leiser semblent l’aborder sous un angle plus clinique, naturaliste peut-être, dès la division des cellules qui sous l’œil du savant dit le mystère de cette vie même. Mais le souvenir de la course poursuite de Sunset Boulevard qui, dans la production de l’Opéra Bastille, collait si parfaitement à l’ouverture, s’y substitue, malgré nous.

Telle est, inĂ©luctable, la victoire de l’image. NĂ© plus tard – car il meurt lorsque le cinĂ©ma devient parlant –, Janáček aurait pu embrasser le septième art, et ce n’est pas lĂ  rĂ©duire la portĂ©e de son gĂ©nie de la dramaturgie musicale, bien au contraire, puisque c’est l’ériger en prĂ©curseur d’un genre qui d’une certaine manière allait supplanter celui auquel il avait consacrĂ© sa vie. Ainsi l’Affaire Makropoulos est un film dĂ©jĂ , expressionniste par exemple – Caurier et Leiser d’ailleurs revendiquent le dĂ©cor anguleux de Christian Fenouillat comme une citation du Cabinet du Docteur Caligari.



Mais ce que plus constamment Ă©voque la voie trouble oĂą s’aventure la littĂ©ralitĂ© minutieuse avec laquelle ils traitent le scĂ©nario tirĂ© de la pièce de Karel Čapek par le compositeur, c’est la crĂ©ation dĂ©miurgique d’Orson Welles, dont Jaroslav Prus apparaĂ®t comme une dĂ©clinaison de la silhouette ogresque. Ă€ travers ses ombres, ses personnages fantasques, l’effet mĂŞme de contre-plongĂ©e qu’induit la pente du dĂ©cor, et puis cette recherche de l’identitĂ© qui traverse l’ensemble de son Ĺ“uvre.

Par les visages multiples qui peuplent son passé, Elina Makropoulos tient à la fois de Charles Foster Kane et de Gregory Arkadin. Eugenia Montez n’est-elle pas, par le jeu de la mémoire de Hauk-Šendorf, jumelle de Tana de Touch of Evil, l’un des derniers rôles de Marlene Dietrich, d’une jeunesse troublante encore ? Et le bric-à-brac des coulisses de théâtre du II n’emprunte-t-il pas au désordre abandonné de Xanadu ?

Sans supplanter l’intrigue, ses circonvolutions juridiques inextricables, cette recherche permanente, qui plus est éminemment subjective, de références wellesiennes n’en dévie pas moins l’attention. Parce que quelque chose manque, qui est l’essentiel dans Makropoulos. Une présence, une voix, captivantes.

En rompant le fil, donc en isolant le III tel un monodrame, enfin, où Elina Makropoulos affronte ses fantômes, l’entracte, contre lequel nous aurions pesté en d’autres circonstances, se révèle paradoxalement salvateur pour Kathryn Harries. Car jusqu’alors la rencontre entre le rôle et l’interprète n’avait pas eu lieu.

C’est aussi que tous ceux qui l’entourent sont exemplaires, immédiatement caractérisés par le timbre comme le jeu, dans une langue soudain rendue familière. L’Albert Gregor d’Attila B-Kiss autant que le Prus de Robert Hayward l’écraseraient même presque, si Mark Shanahan, maître d’un temps âpre, ne menait avec tant d’équilibre et de ressort l’Orchestre national des Pays de la Loire sur des pentes souvent glissantes, jusqu’au grincement.

La voix déjà est trop frêle dans son usure, sans couleur ni corps. Il lui manque autant cette froideur qui tient les hommes à distance que cette sensualité à laquelle immuablement ils succombent. Et l’actrice ne les incarne pas davantage, gitane maladroite, diva sans caprice. Non, ce n’est décidément que dans la mise à nu du III qu’elle se révèle enfin, l’instrument guidant ses inflexions au milieu de ce sol jonché de valises comme autant d’années, de vies, dernier tour de piste d’un auguste las et pitoyable.