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CRITIQUES DE CONCERTS |
11 décembre 2024 |
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Nouvelle production de Don Giovanni de Mozart dans une mise en scène de Dmitri Tcherniakov et sous la direction de Louis Langrée au festival d’Aix-en-Provence 2010.
Aix 2010 (2) :
Don Giovanni hic et nunc
Marlis Petersen (Donna Anna)
En livrant Don Giovanni aux mains de Dmitri Tcherniakov, estampillé enfant terrible de la mise en scène lyrique, le Festival d’Aix-en-Provence a fait le pari d’un théâtre sans concession à la tradition. Soutenue par la direction libérée de Louis Langrée, la vision hic et nunc du mythe que livre le Russe renoue avec l’élan vital de la musique de Mozart.
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Théâtre de l’Archevêché, Aix-en-Provence
Le 07/07/2010
Mehdi MAHDAVI
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Le mythe comme une page blanche, à réécrire sans cesse ; c’est un palimpseste. Celui de Don Giovanni est triple : le personnage d’abord, apparu pour la première fois en 1630 dans El burlador de Sevilla de Tirso de Molina, l’opéra ensuite, créé à Prague en 1787, son compositeur enfin, tous trois confondus depuis plus de deux siècles dans leur soumission à un acharnement herméneutique qui n’a cependant pas eu raison d’un élan vital irrésistible, pour ainsi dire primitif.
Dans Ou bien… ou bien (1843), Søren Kierkegaard livre à cet égard une clé que les remises en question du siècle dernier n’ont pas rendue caduque : « la musicalité absolue de Don Juan. […] Il n’a pas, en somme, d’existence propre, mais il se hâte dans un perpétuel évanouissement – justement comme la musique, au sujet de laquelle on peut dire qu’elle est finie dès qu’elle a cessé de vibrer et ne renaît qu’au moment où elle recommence à vibrer. »
Dmitri Tcherniakov ne se calque certes pas sur cette interprétation, mais elle constitue un des probables fils que tire sa vision tridimensionnelle du mythe. Vision déroutante, iconoclaste, indéfendable pour qui la rejette a priori – le risque est inhérent au mythe –, captivante en vérité, dès lors que le trublion russe ose se mesurer à Mozart non plus en interprète, mais en (re)créateur. Excès de vanité ? Attitude saine plutôt, mieux, nécessaire. Si le mythe traverse les époques, c’est parce qu’il les reflète. Le théâtre ne se joue-t-il pas ici et maintenant ?
Le génie – osons le mot – du metteur en scène réside dans l’acuité du regard qu’il pose sur la société contemporaine. Évacuons d’emblée le lieu commun : les nouveaux Russes sont à Tcherniakov ce que les lavabos sont à Warlikowski et la RDA au Suisse Marthaler, l’argument systématique d’une accusation prompte à réduire l’univers d’un artiste à de supposées obsessions, frustrations et autres nostalgies.
De même, les liens familiaux tissés entre les personnages – Zerlina, fille de Donna Anna d’un premier lit, Donna Elvira, cousine de Donna Anna et épouse de Don Giovanni, Leporello, jeune parent du Commandeur – pour mieux faire éclater les convenances ne nous apparaissent que comme une recontextualisation, et ne doivent en aucun cas focaliser l’attention.
Car si Tcherniakov prétend se mesurer à Mozart, c’est pour ne se fier qu’à sa musique, c’est-à -dire par-delà Da Ponte, qu’il défie assurément, contourne, retourne, enjambe, dissèque, dépasse enfin, à cet élan vital, primitif qui l’irrigue. Et par là même des situations, des êtres criants de vérité. Jusqu’à ces tombers de rideau, qui fragmentent, brisent la continuité, et créent une insoutenable attente, fondant l’urgence d’un rythme mesuré.
Plutôt qu’une course à l’abîme, une errance. Celle de Brando dans Dernier Tango à Paris de Bertolucci, auquel Don Juan emprunte le costume, le fardeau de mythe las, comme mis en abyme justement, séduisant malgré lui, par automatisme, mais incapable de conclure face à une proie offerte.
Ce Don Juan qui manipule à visage découvert, sans masque ni faux-semblant, c’est aussi le Visiteur du Théorème de Pasolini, non plus acteur de son propre désir, mais révélateur de celui de l’autre, qui accepte de le suivre aveuglément, simplement parce qu’il est mythe peut-être, sur la voie de la transgression. Tcherniakov mène ces jeux interdits avec une ironie, une cruauté, mais aussi un sens de la rupture poétique – cette sérénade chantée comme pour soi, à l’abandon dans une demi-pénombre – qui pose sur chaque scène sa marque propre, indélébile.
À l’instar du tango dansé par Suzanne et le Comte dans les Noces de Figaro de Marthaler, nous ne pourrons plus dissocier l’arrivée de Donna Elvira de ce face à face grinçant, où chacun des époux revit jusqu’à l’obsession une situation immuable, et plus encore l’accompagnato de reconnaissance et l’air de vengeance de Donna Anna, du viol de Don Ottavio, où la fille du Commandeur à la fois revit sa nuit avec Don Giovanni et reproche à son fiancé son incapacité à passer à l’acte. Plus que la révélation d’un quelconque sous-texte, on admire un instinct peut-être unique du théâtre musical.
D’autant que la direction de Louis Langrée, exemplaire en ce qu’elle propose toujours et jamais n’impose, n’érige pas face au metteur en scène le rempart de la tradition. Bien au contraire, le chef français sait pouvoir compter sur la virtuosité individuelle et collective du Freiburger Barockorchester pour libérer son geste de toute contrainte technique, en véritable inspirateur. Les phrasés, les couleurs jaillissent, souvent inouïs, d’une théâtralité sans cesse régénérée, jamais systématique, qui porte un plateau vocalement faible dans l’absolu, et qui ne vaut finalement que par et pour sa défonce physique.
Un signe pourtant ne trompe pas, qui dit bien que Tcherniakov a mis en scène Don Giovanni et aucune autre œuvre, moins encore son délire personnel : les récitatifs résonnent avec une clarté, un délié rarement atteint, restituant le théâtre mozartien dans une forme de plénitude.
Mais bien sûr, le Don Giovanni de Bo Skovhus chante, ou plutôt parle d’une voix de plus en plus grise, poussive, Marlis Petersen, ailleurs si admirable d’instrumentalité, sacrifie tous ses harmoniques graves à la nymphomanie de Donna Anna, l’Elvira de Kristine Opolais peine à concilier justesse et projection, la Zerlina de Kerstin Avemo colore péniblement ses quelques grammes de voix, Anatoli Kotscherga éructe un Commandeur au timbre de glaise.
Et si Kyle Ketelsen déploie en Leporello un instrument d’une pâte franche et belle, son engorgement ne fait cependant pas de doute, atténué seulement par contraste. C’est donc bien les yeux grands ouverts qu’il faut écouter ce Don Giovanni, production aussi nécessairement discutable – et violemment rejetée, malgré des passions apaisées en cette quatrième représentation – qu’incontournable de l’édition 2010 du Festival d’Aix-en-Provence.
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