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CRITIQUES DE CONCERTS |
07 septembre 2024 |
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Loin des monstres, du dragon, des rochers de l’île enchantée de la sorcière Alcina, ce sont les ombres et les sortilèges de la légende tirée de l’Arioste que Pierre Audi a métamorphosés. Né au Liban, de nationalité anglaise et de culture française, le directeur de l’Opéra d’Amsterdam a fui la magie traditionnelle pour se réfugier dans une magie noire bien plus percutante.
Le décor est un palais vénitien de l’époque de Vivaldi. Les héros sont tous vêtus de noir. Les cieux lointains sont pourfendus d’éclats lumineux. Noir sur noir, cette tragédie vise l’essentiel : des personnages et des âmes qui se cherchent, se lassent, s’abandonnent. Devant l’uniformité des costumes, quelques spectateurs, à l’entracte, s’interrogent : qui est qui ?
Sans doute le metteur en scène, engoncé dans les certitudes d’une démonstration éblouissante, n’a-t-il pas songé à ces mélomanes avides qui, sortant de leur bureau, pour se précipiter dans Vivaldi, ne disposent pas des clés d’une compréhension immédiate ? C’est là que le bât blesse.
En outre, Pierre Audi ne renonce pas à quelques facilités comme les sièges renversés trop grands pour les acteurs : on a vu cela mille fois, signifiant que les personnages sont dépassés par les événements.
En dehors de ces complaisances à la mode, la direction des chanteurs est remarquable. Ne serait-ce qu’en faisant bouger enfin le merveilleux Jaroussky, à la voix immatérielle. Voici le contre-ténor du siècle qui vit réellement et s’impose dans une dimension presque autant charnelle que vocale.
Autre prodige que le magnifique enregistrement chez Naïve ne pouvait illustrer : la performance inouïe de Marie-Nicole Lemieux. Dire qu’elle brûle les planches est un euphémisme. Elle est fulgurante. Vocalement, on le savait. Scéniquement, dans ce rôle travesti de Roland, paladin de Charlemagne, elle s’impose dans la si longue folie d’Orlando comme l’une des grandes tragédiennes du lyrique.
Et quand les applaudissements frénétiques la saluent, elle sort de scène en esquissant quelques pas de danse et stupéfie encore par son aisance, sa malice et son intelligence. Elle est une star. Ce n’est pas si fréquent dans le lyrique.
Quant à Jean-Christophe Spinosi, ce maestro mi-corse mi-breton qui s’était révélé sur cette même scène dans cette même œuvre en 2003, alors en version de concert, il a heureusement vieilli et s’est peaufiné. Il a transformé son agitation en énergie, sa frénésie en analyse. Il est plus discret, moins fanfaron et plus explicatif avec sa formidable folie musicale qui exalte ces personnages qui se désirent, se déchirent, s’aiment, se jalousent, se trahissent.
Entre plaintes, passions et douleurs, à coups de serments et de sortilèges, ils errent sans autre but que d’assumer les pulsions de leur âme et la sensualité exacerbée de leur corps. L’existentialisme n’est pas loin. Rarement les tourments de l’homme et de la femme modernes autour d’amours contrariées ont été aussi magnifiquement sublimés, la constance et la fidélité aussi puissamment exaltées.
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