|
|
CRITIQUES DE CONCERTS |
10 octobre 2024 |
|
Création française du Portrait de Weinberg dans une mise en scène de David Pountney et sous la direction de Gabriel Chmura à l’Opéra national de Lorraine.
L’autoportrait
La saison dernière, l’Opéra de Lorraine avait osé une nouvelle production de la Ville morte de Korngold, réussite absolue qui n’eut pas le retentissement qu’elle méritait. Avec la création française du Portrait de Mieczyslaw Weinberg, le théâtre nancéien révèle une œuvre prégnante sinon novatrice, défendue par une équipe scénique et musicale exceptionnelle.
|
|
Wozzeck chez Big Brother
Géométrie de chambre
Respiration vitale
[ Tous les concerts ]
|
Toute la vie de Mieczyslaw Weinberg porte la marque de l’oppression antisémite – la Passagère, son premier opéra, en témoigne, interdit par le régime communiste. Et peut-être est-ce pour cette raison qu’il est demeuré dans l’ombre. Quand en 1939, l’Allemagne envahit la Pologne, le pianiste de vingt ans, seul rescapé de sa famille, gagne l’Union soviétique. Mais l’avancée des troupes nazies le force deux ans plus tard à quitter Minsk, où il obtient son diplôme de composition, pour Tachkent, en Ouzbékistan.
L’écho de sa Première Symphonie parvient à Chostakovitch qui le fait venir à Moscou, et ne cessera d’intercéder en sa faveur, notamment lors de son arrestation pour « nationalisme bourgeois juif » en 1953, un mois avant la mort de Staline, qui précipitera sa libération. Si l’amitié indéfectible qui lie les deux hommes se double d’une influence musicale évidente, Weinberg n’occupera jamais dans la vie musicale soviétique la place centrale de son aîné.
Sans relâche, à l’écart du système donc, il compose une œuvre prolifique, dont sept opéras, vingt-deux symphonies ou encore dix-sept quatuors à cordes. Mais aussi la musique d’une quarantaine de films, parmi lesquels Quand passent les cigognes de Michaïl Kalatozov, Palme d’Or à Cannes en 1958, et enfin des contributions plus alimentaires encore au cirque, au théâtre et à la radio.
Atteint de la maladie de Crohn, Weinberg disparaît dans la plus grande précarité en 1996. Quinze ans plus tard, sa réhabilitation, sa découverte même, semblent en bonne voie. Principaux défenseurs de son œuvre dramatique, le chef d’orchestre Gabriel Chmura, qui a déjà enregistré trois volumes de symphonies chez Chandos, et David Pountney, qui a mis en scène la Passagère au festival de Bregenz en 2010, ont été réunis par l’Opéra national de Lorraine pour la création française du Portrait, d’après la nouvelle de Gogol.
Pièce déroutante en vérité, car absolument anachronique. Écrite en 1980 – et créée à Brno en 1983 –, elle aurait facilement pu l’être quarante ans plus tôt : un opéra en bonne et due forme, au tissu motivique parfaitement discernable, identifiable, où la vocalité, si elle se tend souvent, n’est jamais poussée dans ses retranchements, hors des limites du chant. Petit frère d’Hermann de la Dame de Pique de Tchaïkovski, Chartkov synthétise ces exigences, transcendées par le regard, les traits, le timbre magnétiques du ténor américain Erik Nelson Werner, qu’entoure une distribution aussi brillante que pléthorique.
L’orchestre, que Gabriel Chmura porte avec un élan méticuleux, emprunte ses couleurs, ses ruptures à Chostakovitch certes, mais aussi à Mahler et Bartók. Surtout, le Portrait s’inscrit d’emblée dans la grande tradition de l’opéra russe, avec sa palette contrastée, entre lyrisme sombre et saillies grinçantes, ainsi que son recours aux mélodies populaires.
Trop convenu, classique dans sa conception, pour un opéra qu’il est encore temps de qualifier de contemporain ? Plus subversif qu’il n’y paraît en réalité, particulièrement par l’adaptation du matériau littéraire. Si le livret d’Alexandre Medvedev ne conserve de la nouvelle de Gogol que la première partie – grandeur et misère de Chartkov – avec une fidélité poussée jusqu’à la citation, il n’en tire pas moins la tonalité d’ensemble vers la comédie satirique, notamment dans la dernière scène du II, où défilent les officiels boursouflés venus se faire tirer le portrait. L’invention de l’allumeur de réverbères et la personnification de Psyché, peinture devenue muse qui hante, silhouette muette, l’esprit de Chartkov, apportent cependant un contrepoids poétique et fantastique.
La mise en scène de David Pountney ne néglige aucun de ses éléments, établissant une dialectique prégnante entre le poétique et la politique, qui sont au cœur de l’interrogation sur la fidélité de l’artiste à lui-même ou sa soumission au pouvoir. Tout bascule, du poétique, parfois grotesque, au politique, qui ne l’est pas moins, de la palette désordonnée au blanc aseptisé, de l’époque de Gogol à celle de Staline, dès lors que le général, sous les traits du dictateur, prononce à plusieurs reprises ces mots effroyables, comme on entérine une doctrine : « Nous n’avons pas besoin de génies, mais de fidèles sujets. »
Le peintre dès lors sombre dans la folie, et meurt d’avoir sacrifié à l’argent, au pouvoir sa flamme créatrice, l’âme de son art ; conclusion pessimiste que noircit encore la fin tragique de l’allumeur de réverbères. Avec le Portrait, Weinberg semble tendre un miroir – c’est son image que Chartkov voit reflétée dans le cadre – à tous les artistes pris dans la tourmente de la dictature. Et d’abord à lui-même.
| | |
|
Opéra de Lorraine, Nancy Le 05/04/2011 Mehdi MAHDAVI |
| Création française du Portrait de Weinberg dans une mise en scène de David Pountney et sous la direction de Gabriel Chmura à l’Opéra national de Lorraine. | Mieczyslaw Weinberg (1919-1996)
Le Portrait, opéra en trois actes et huit tableaux (1980)
Livret d’Alexander Medvedev d’après la nouvelle éponyme de Nicolas Gogol.
Orchestre symphonique et lyrique de Nancy
direction : Gabriel Chmura
mise en scène : David Pountney
reprise de la mise en scène : Anelia Kadieva
décors et costumes : Dan Potra
Ă©clairages : Linus Fellbom
Avec :
Erik Neslon Werner (Chartkov), Evgeny Liberman (Nikita), Claudio Otelli (le marchand d'art, le propriétaire de la maison, le journaliste, le professeur, le duc), Dimitris Paksoglou (le veilleur de nuit, le gentilhomme), Randall Jakobsch (l'inspecteur, le général), Yuree Jang (la commerçante, Freïlina), Avi Klemberg (le premier vendeur, le premier serveur, le turc), Philippe Talbot (le deuxième vendeur, le deuxième serveur, le cavalier de garde), Jean-Vincent Blot (le dignitaire, le troisième vendeur), Svetlana Sandler (la vieille femme noble), Diana Axentii (Liza), Hedda Oosterhoff (Psyché). | |
| |
| | |
|