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CRITIQUES DE CONCERTS |
14 octobre 2024 |
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Nouvelle production d’Œdipe d’Enesco dans une mise en scène d’Àlex Ollé et sous la direction de Leo Hussain au Théâtre de la Monnaie, Bruxelles.
Œdipe rédimé
Rareté absolue que l’Œdipe d’Enesco, créé triomphalement au Palais Garnier en 1936 et repris sporadiquement par des maisons suffisamment audacieuses pour en affronter la singularité. Récemment proclamée la première d’entre elles, la Monnaie de Bruxelles en a confié la réalisation scénique à la Fura dels Baus, en coproduction avec l’Opéra de Paris.
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Théâtre royal de la Monnaie, Bruxelles
Le 06/11/2011
Mehdi MAHDAVI
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Sous l’eau purificatrice qui le lave de ses crimes autant que de cette argile dans laquelle il a englué son peuple, Œdipe s’avance vers la lumière. Absolution chrétienne du mythe, conclusion optimiste d’une vie embrassée par le poème d’Edmond Fleg et la musique de George Enesco. Innocent dans sa méconnaissance, son aveuglement, se précipitant vers ce qu’il croyait fuir, Œdipe a vaincu le destin, sa tragédie.
Àlex Ollé la traduit en images monumentales, puissantes souvent, par la force de l’analogie davantage que par la poésie de la métaphore. C’est que, limite sans doute de la plupart des productions de la Fura dels Baus, l’illustration demeure à la surface du mythe, du moins ne l’interroge pas au-delà d’une mise en perspective contemporaine, n’y instille pas cette part d’insaisissable qui rend énigmatique souvent le langage d’un Warlikowski.
Ainsi le temps mythique rencontre celui de l’histoire, de la statuaire antique à la catastrophe naturelle qui en 2010 engloutissait le village de Kolontar, à 160 kilomètres au sud-ouest de Budapest, sous une vague de boue toxique. C’est sur le divan du Docteur Freud qu’Œdipe se confie à Mérope, dont il ne sait pas alors qu’elle est sa mère adoptive. Et la Sphinge, buste de femme, corps de lion et ailes d’oiseau, prend l’apparence d’un bombardier allemand de la Seconde Guerre mondiale, symbole d’une menace, d’une terreur indélébile.
Fulgurance expressionniste d’un théâtre qui culmine avec le meurtre de Laïos, d’une intensité lynchienne. Ailleurs, un certain hiératisme épouse la forme de l’œuvre, ses masses chorales, ses personnages tous secondaires à l’aune de l’écrasant rôle-titre. Dietrich Henschel en a la stature artistique, peut-être, mais pas les moyens vocaux. Émacié sur toute l’étendue, le timbre se dérobe sous des mots anguleux, jusqu’à se noyer, au IV, dans la masse orchestrale.
Il est vrai que Leo Hussain dirige énergique, dense, magmatique, et que l’Orchestre symphonique de la Monnaie n’est pas, à l’instar de chœurs puissants mais univoques, le plus policé des instruments. Cette sombre âpreté de la matière n’empêche certes pas des éclairs de lumière, mais les lignes gagneraient à davantage de clarté pour rendre justice à l’écriture de cette œuvre-monde/monstre qui occupa Enesco plus de vingt ans.
Car Œdipe, qui évoque tous les courants musicaux d’alors, savants et traditionnels, d’une Europe ouverte sur l’Orient, demeure, par-delà sa rareté – nouvelle marque de l’audace de la programmation d’une maison récemment récompensée par le titre d’Opéra de l’année par le magazine allemand Opernwelt –, une pièce singulière, originale, archaïsante autant que novatrice, entre oratorio et tragédie lyrique.
Exigeante, profuse, la vocalité lance à un plateau pléthorique, privilégiant les tessitures graves, le défi de la déclamation. Sur ce plan, la distribution bruxelloise accuse d’évidentes faiblesses. Mérope (Catherine Keen) et Jocaste (Natascha Petrinsky) s’expriment dans un sabir comparable, sinon identique, avec l’avantage pour la seconde d’une étoffe plus concentrée, voire métallique. Jan-Hendrik Rootering n’est plus en Tirésias que l’ombre de lui-même – mais le devin aveugle ne l’est-il pas ? –, inintelligible dès lors, malgré une prononciation sans scorie.
Plus exotique, le Berger de John Graham-Hall est moins palpable encore, cependant que domine, de la voix et du verbe, un formidable quatuor de barytons-basse : le clair Veilleur de Frédéric Caton, le Phorbas châtié, terrible messager de vérité d’Henk Neven, le Créon percutant de Robert Bork, et surtout le Grand-Prêtre drapé de velours granitique de Jean Teitgen.
Quant à Marie-Nicole Lemieux, son apparition hallucinée entraîne le spectateur au bord de la folie, comme avant lui le compositeur : « Au moment où Œdipe, devinant la réponse, déjoue le piège que la Sphinge lui tendait, il m’a fallu, grâce à la musique, aller au-delà de ce que les mots suggèrent, créer un état de tension presque insupportable. La Sphinge sent sa mort prochaine et elle ulule, comme une bête épiée par le chasseur. J’ai dû inventer ce cri, imaginer l’inimaginable. »
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Théâtre royal de la Monnaie, Bruxelles Le 06/11/2011 Mehdi MAHDAVI |
| Nouvelle production d’Œdipe d’Enesco dans une mise en scène d’Àlex Ollé et sous la direction de Leo Hussain au Théâtre de la Monnaie, Bruxelles. | George Enesco (1881-1955)
Œdipe, tragédie lyrique en quatre actes et six tableaux (1936)
Livret d’Edmond Fleg d’après Sophocle
Chœurs, chœur de jeunes et orchestre symphonique de la Monnaie
direction : Leo Hussain
concept et mise en scène : Àlex Ollé (La Fura dels Baus) avec la collaboration de Valentina Carrasco
décors : Alfons Flores
costumes : Lluc Castells
Ă©clairages : Peter Van Praet
préparation des chœurs : Martino Faggiani et Benoît Giaux
Avec :
Dietrich Henschel (Œdipe), Jan-Hendrik Rootering (Tirésias), Robert Bork (Créon), John Graham-Hall (le Berger), Jean Teitgen (le Grand-Prêtre), Henk Neven (Phorbas), Frédéric Caton (le Veilleur), Nabil Suliman (Thésée), Yves Saelens (Laïos), Natascha Petrinsky (Jocaste), Marie-Nicole Lemieux (la Sphinge), Ilse Eerens (Antigone), Catherine Keen (Mérope), Kinga Borowska (une Thébaine). | |
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