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CRITIQUES DE CONCERTS |
11 décembre 2024 |
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Nouvelle production de Così fan tutte de Mozart dans une mise en scène de Michael Haneke et sous la direction de Sylvain Cambreling au Teatro Real de Madrid.
Così en questions
Sept ans après leur Don Giovanni au Palais Garnier, Gerard Mortier a réuni Michael Haneke et Sylvain Cambreling au Teatro Real de Madrid pour Così fan tutte. Autant les réponses que le cinéaste plaquait sur son coup d’essai laissaient dubitatifs, autant les questions qu’il pose pour ce coup de maître fascinent par leur évidente inéluctabilité.
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L’œil vissé à la caméra afin de fixer de savants cadrages que la distance et l’éclairage abolissaient plus encore à la Bastille qu’au Palais Garnier, Michael Haneke plaquait sur Don Giovanni – le mythe davantage sans doute que l’opéra de Mozart – un scénario dont le réalisme revendiqué imposait des réponses à travers lesquelles la musique ne se glissait que par d’infimes interstices.
Dans Così fan tutte, le cinéaste autrichien assume de mettre en scène un opéra, et joue avec les codes du genre, pour mieux en déjouer les conventions. Attendait-on qu’il mette à nu la mécanique du désir ? Il la soumet à une série de questions, laissant libre le champ de leur résolution au texte mis en musique. Au point d’y déceler des évidences qui rejoignent les niveaux de littéralité juxtaposés jusqu’au vertige par Dmitri Tcherniakov dans son Don Giovanni en forme de palimpseste.
Car pas un seul instant, Haneke n’enfreint les règles de cette mascarade si typiquement XVIIIe, ni n’esquive les invraisemblances d’un canevas cousu de fil blanc. Bien au contraire, il les surexpose dans un jeu de miroirs et de transparences voyeuriste, interrogeant notre rapport à la fiction autant que la conscience qu’ont les personnages d’en faire partie.
Don Alfonso et sa jeune épouse Despina reçoivent dans leur superbe villa, dont la perspective strehlerienne sur fond de ciel sans nuage est rompue à l’avant-plan par le luxe immaculé d’un salon contemporain, réchauffé à cour par une cheminée, et à jardin par la Fête dans le parc de Pierre Crozat de Watteau, dont l’esquisse inversée reflète le bal masqué qui a lieu dans l’ici et maintenant de la représentation.
Mais qui sont-ils ? Lui, beau encore dans son costume XVIIIe mais si désabusé, pourrait être « l’homme le plus riche de Vienne » qui, dans Ariadne auf Naxos de Strauss et Hofmannsthal, impose par caprice le mélange du serio et du buffo. Mais sa sécheresse de grand ordonnateur ne l’apparente-t-elle pas davantage au Majordome ?
D’autant que Despina, femme-enfant sous le costume du Pierrot de Watteau, se révèle à un niveau d’ambiguïté qui fait d’elle le véritable maître, mi-ange mi-démon, de la manipulation. Qu’importe dès lors que William Shimell parle plus qu’il ne chante – il n’est pas le premier dans ce rôle – et même détimbre systématiquement ses aigus, ou que le mordant de Kerstin Avemo ne soit que l’effet de l’exiguïté de l’instrument, puisqu’ils sont l’un et l’autre, et elle par-dessus tout, de prodigieux acteurs.
Dans cette dispute, presque celle de Marivaux, c’est leur couple si discordant – peut-être lui-même le douloureux résultat d’un pari – qui est en jeu. Fiordiligi et Dorabella autant que Ferrando et Guglielmo pourraient n’être en somme que des pantins. Ils sont en réalité des funambules en équilibre précaire sur le fil tranchant tendu par Haneke, tiraillés entre le défi lancé à leurs sentiments, le désir contraint et forcé d’en découdre avec l’amour – ou ce qu’ils croient l’être –, et l’aveugle sincérité, inconcevable dans un contexte contemporain, de cette crédulité à laquelle chacun est confronté à un moment ou à un autre.
Dans le rapport étroit entre la scène et la salle du Teatro Real de Madrid, l’acuité de ces regards qui s’échangent et s’évitent foudroie, à l’instar de la palpabilité du désir – celle-là même qui faisait tant défaut à la vision non moins désenchantée de Patrice Chéreau. Mais est-il seulement permis d’y croire ? Le réalisateur use en effet des poses d’opéras comme de la séquence de rembobinage de Funny Games : pour mettre l’illusion à distance, voire en abyme, et surtout briser l’identification.
Fruit d’un casting draconien, le quatuor est dominé par Anett Fritsch, non seulement parce que le rôle de Fiordiligi est écrit pour, mais aussi parce que sa voix longue et d’abord sévère déploie avec une rare fluidité toutes les nuances d’une féminité troublée jusqu’à l’inévitable blessure. Un soupçon de nasalité, çà et là de dureté, ne privent pas Juan Francisco Gatell d’une ardeur lumineuse, latine en vérité, mais toujours contrôlée, qui donc ne dépare jamais la ligne de Ferrando. Quant aux vibratos serrés de Paola Gardina et Andreas Wolf, ils accordent leur frémissement jusqu’à la fusion dans le duo de Dorabella et Guglielmo.
Sylvain Cambreling a beau œuvrer dans un espace plus large que celui que lui concédait Haneke dans Don Giovanni, son art se distingue une nouvelle fois par sa capacité à assurer une cohérence absolue avec la scène – et parvenir à une telle précision dans la mise en place alors que le regard des chanteurs ne croise son geste à aucun moment, pas même par l’intermédiaire d’un retour vidéo, n’est pas le moindre mérite du chef français.
Ses habituels contempteurs stigmatiseront ce Mozart rigoureux et anguleux, qui jette sa perruque aux orties et sacrifie la musique pure sur l’autel d’un théâtre féroce et cru. Mais n’est-il pas justement l’exact reflet de l’esthétique de Michael Haneke, dont les silences même, éprouvés comme une respiration nécessaire, qui n’en freinait pas moins la dramaturgie mozartienne dans Don Giovanni, sonnent impitoyablement justes ?
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