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CRITIQUES DE CONCERTS |
07 octobre 2024 |
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Requiem de Verdi sous la direction de Teodor Currentzis au Teatro Real de Madrid.
Le risque du génie
Seule concession de Gerard Mortier au bicentenaire de la naissance de Verdi, le Requiem dirigé par Teodor Currentzis au Teatro Real de Madrid est évidemment loin de tout compromis. Brandissant le respect de la partition tel un sésame, le chef grec emprunte une voie éminemment personnelle qui, en prenant le risque du génie, renoue avec celles de Toscanini et de Sabata.
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Accompagnés de déclarations péremptoires sur l’indispensable retour à la partition, les débuts de Teodor Currentzis à l’Opéra de Paris dans une reprise de Don Carlo n’avaient pas pu ne pas diviser, qui plus est dans le contexte électrique de la fin des années Mortier. Certains avaient crié, sans doute un peu précipitamment, au génie, quand d’autres, obnubilés par une paire de bras trop longs à leur goût, avaient tout bonnement refusé de considérer un résultat sonore parfois irritant, souvent captivant, mais jamais indifférent. La saison suivante, la nouvelle production de Macbeth confirmait l’iconoclasme en même temps que la fulgurante maturation d’un verdien moins atypique et plus rigoureux qu’il n’avait peut-être voulu le laisser paraître.
Sa quête d’une inatteignable vérité le mène encore plus loin dans une interprétation du Requiem que d’aucuns espéraient dantesque. Par la mise à nu du texte, le chef grec l’éclaire de l’intérieur, dans une forme d’ascèse qui ouvre la voie à l’inouï. Depuis le murmure du Requiem initial jusqu’à celui du Libera me final, en passant par la mise en valeur de détails instrumentaux généralement noyés dans la masse, y compris le mois dernier à la Bastille sous la baguette tout en transparences de Philippe Jordan.
Sans effet de manche ni fausse modestie – investi de l’inébranlable autorité de celui qui sait, Currentzis n’a nul besoin de démontrer –, la lecture pointilleuse des indications dynamiques et leur traduction dans les phrasés et l’articulation, entre âpreté et suspensions, transcendent l’Orchestre Titulaire du Teatro Real, et témoignent une nouvelle fois du niveau exceptionnel du Chœur dirigé par Andrés Maspero, renforcé par celui de la Communauté de Madrid avec une tenue admirable jusque dans les nuances les plus extrêmes.
L’intransigeance du chef grec s’étend également aux solistes, bien qu’ils n’en aient d’évidence pas les moyens, moins pour des questions de format que de discipline technique et musicale. Le Kyrie exhibe ainsi trois hurleurs pour les Arènes de Vérone. Trois sur quatre, car il faut bien une exception. Toujours supérieurement digne et contrôlée, Violeta Urmana n’en paraît pas moins ordinaire, sèche de timbre et parfois courte de souffle, comparée à sa prestation parisienne, où elle déployait après une décennie passée dans la tessiture supérieure, l’opulence inentamée de son mezzo marmoréen – sans doute parce que Philippe Jordan la laissait respirer plus librement.
Aussi peu concerné que possible, Ildebrando D’Arcangelo n’a pas retenu la leçon de clarté de Samuel Ramey, qu’il a pourtant beaucoup écouté. Comme si cette voix qui promettait tant – enfin une vraie basse italienne qui, si elle l’avait voulu, aurait pu marcher sur les traces de Cesare Siepi – avait commencé à décliner avant d’avoir atteint sa pleine maturité. Jorge de León ne peut quant à lui éviter la caricature du ténor hispanique, projetant des aigus éclatants au prix d’efforts de concentration relativement efficients dans l’Hostias, mais qui ailleurs contraignent le vibrato et figent la ligne.
Annoncée comme le soprano verdien le plus prometteur de sa génération, Lianna Haroutounian vient pour cette raison même de remplacer Anja Harteros en Elisabetta de Don Carlo à Covent Garden. Entendue à l’Opéra de Tours dans les deux Amelia – de Simon Boccanegra, puis du Bal masqué –, la jeune chanteuse arménienne y faisait assurément mieux qu’illusion, ressuscitant par le seul impact sonore un certain âge d’or.
Soudain propulsée dans la cour des grands, les défauts que nous pressentions apparaissent décuplés. Non seulement son incapacité à soutenir la moindre nuance en dessous du mezzo forte, mais aussi une intonation impossible – que le chœur ne déraille pas derrière cette locomotive en déroute dans la section a cappella du Libera me tient du miracle –, pour ne rien dire d’une expressivité limitée à des poses convenues de diva éplorée. Trac, méforme ou insuffisance technique ? L’avenir devrait le dire plus rapidement que prévu – effet pervers d’un système qui n’en serait pas à son premier gâchis.
Et pourtant, ces quatre voix aux personnalités si dissemblables, Currentzis réussit à les faire chanter ensemble – qu’on ne s’attende pas non plus à ce que Mademoiselle Haroutounian tienne l’octave qui sépare le soprano du mezzo dans l’Agnus dei. Car il n’hésite pas, au fait de la tendance naturelle des solistes à freiner le mouvement, à leur battre la mesure avec le pied – ce qui n’a pas manqué d’exaspérer notre voisin de devant.
Mais surtout parce qu’il ose, prenant à la manière d’Arturo Toscanini et de Victor de Sabata « le risque du génie, […] regarder Verdi dans les yeux, prendre la parole, parler pour lui », comme l’écrivit André Tubeuf dans sa discographie comparée du premier numéro de l’Avant-scène musique (janvier 1984). Et par là même réconcilier deux visions que la postérité a tôt fait de juger irréconciliables, dans un geste qui n’est assurément qu’à lui.
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Teatro Real, Madrid Le 03/07/2013 Mehdi MAHDAVI |
| Requiem de Verdi sous la direction de Teodor Currentzis au Teatro Real de Madrid. | Giuseppe Verdi (1813-1901)
Messa da Requiem (1874)
Lianna Haroutounian, soprano
Violeta Urmana, mezzo-soprano
Jorge de León, ténor
Ildebrando D’Arcangelo, basse
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Coro de la Comunidad de Madrid
préparation des chœurs : Andrés Máspero
Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta SinfĂłnica de Madrid)
direction : Teodor Currentzis | |
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