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CRITIQUES DE CONCERTS |
07 octobre 2024 |
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Première à la MC2: Grenoble d’Orfeo ed Euridice de Gluck dans la mise en scène d’Ivan A. Alexandre et sous la direction de Marc Minkowski.
Et la Mort créa Eurydice
Pensée pour la Mozartwoche de Salzbourg, la production d'Orfeo ed Euridice présentée à la MC2: Grenoble par Marc Minkowski, ardent défenseur du Gluck français, revient à la version italienne, créée à Vienne la veille même de l'arrivée du jeune Wolfgang. Sous le vernis noir du décor de Pierre-André Weitz, la mise en scène porte la signature érudite d'Ivan A. Alexandre.
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Surprise en pénétrant dans le grande salle de la MC2: Grenoble : les ténèbres dorées du théâtre dans le théâtre où va se jouer Orfeo ed Euridice de Gluck semblent porter la signature d’Olivier Py. C’est en réalité celle, reconnaissable entre mille, de Pierre-André Weitz, complice de toujours du nouveau directeur du Festival d’Avignon, décorateur de génie, et bien plus encore. Mais il suffit de gratter un peu, pour que sous ce vernis noir éclatant apparaisse la main d’Ivan A. Alexandre.
Car même privé des toiles peintes d’Antoine Fontaine, qui projetaient Hippolyte et Aricie de Rameau dans un passé rêvé – au Capitole de Toulouse davantage qu’au Palais Garnier, où l’émerveillement s’estompait dans un trop vaste espace et sous des lumières moins tamisées –, le critique, musicologue, poète et metteur en scène plus du tout débutant reste maître de la perspective, scénographique et dramaturgique.
Difficile, impossible même, pour suivre ce confrère respecté de l’autre côté du miroir, de ne pas reprendre ses propres mots : ce « requiem déguisé, ce non où prend sa source le plus sonore des oui », il le lit, non pas en puisant à la source du mythe fondateur, où tous les Orfeo risquent de se confondre, mais, pour s’en tenir à l’avatar réformé de Calzabigi et Gluck, à la lumière, chrétienne, de la Genèse.
Et Dieu créa la femme de la côte qu’il avait prise de l’homme. Adam/Orfeo et Ève/Eurydice font l’expérience de la séparation de leur unité mâle et femelle, telle une perte originelle, dans ces Enfers au goût de Paradis, où la Mort – personnifiée par le comédien Uli Kirsch – joue les ombres tentatrices, une pomme à la main. Et l’Amour, en perfecto ailé, pensé comme antagoniste, et donc principe de Vie, referme la blessure d’où jaillira une Humanité désormais vouée à l’une autant qu’à l’autre.
Approche érudite sans aucun doute – et dont ces quelques lignes ne sauraient brosser que partiellement le réseau de références subtiles, à l'instar de la multiplicité des arrière-plans –, mais en rien poseuse à la façon des exégèses surchargées, et finalement illisibles de Jean-Louis Martinoty, qui troqua lui aussi la plume pour le plateau. Car portée par l’impact immédiat des images, qui se succèdent comme autant de tableaux funèbres et oniriques, baroques et contemporains, réflexifs et sensibles.
Et si la tension physique du geste gagnerait à être plus palpable, qui plus est dans un tel rapport de proximité avec le public, c’est qu’Alexandre n’est pas encore viscéralement directeur d’acteurs – dans la mesure, aussi, où ses précédents tentatives, assimilables, du moins superficiellement, à des exercices de style, restreignaient la question au cadre d’une gestuelle éminemment codifiée, en dépit des licences autorisées par un imaginaire tout sauf figé dans les maniérismes pédants de la pseudo-reconstitution historique.
Se pourrait-il, en outre, que cette vision picturale d'une azione teatrale certes sans action pâtisse parfois de la confrontation avec l'influx concentré qui irrigue le bras de Marc Minkowski ? Passant avec une sombre exaltation de l'Orphée de 1774 à la version originale italienne, dont la concision l'inspire davantage que son prolongement dans la lente – et délicate – déploration de l'Alceste parisienne, il renoue avec cette direction vigoureuse, vibrante, et assise sur des basses vrombissantes, qui fit les riches heures des Musiciens du Louvre Grenoble.
D'autant que le chef français dispose en Bejun Mehta, l'un des rares, sinon le seul contre-ténor à avoir dès longtemps trouvé grâce à ses oreilles, d'un interprète idéal du rôle-titre – et d’abord capable de passer son orchestre foisonnant. Si le timbre tarde à faire valoir sa singularité dans les appels initiaux, sa plénitude aux Enfers, la souplesse de sa dynamique, et surtout sa profondeur expressive renvoient à leurs vocalises tant de falsettistes grimaçants, dont les prouesses acrobatiques ne dégageront jamais un tel pouvoir de fascination.
Camilla Tilling est vraisemblablement un luxe pour Eurydice, mais – confessons-le pour mieux le regretter – la ligne saine et ciselée de la soprano suédoise nous a toujours laissé froid. Au contraire d’Ana Quintans, un instant comme prise au dépourvu par la tessiture très relativement basse du récitatif d’Amour, avant de distiller les délices d’une adolescence fruitée.
Mais, ainsi qu’à Vienne en 1762, et sans le moindre emprunt aux moutures ultérieures, autographes ou posthumes, Orfeo ed Euridice apparaît dans toute la simplicité – la pauvreté, dit le metteur en scène – d’un monodrame avec chœur. Dès lors, seule demeure la voix éplorée du poète thrace, dont l'écho résonne dans cette harpe qui nous force une dernière fois à nous faire le porte-parole d’Ivan A. Alexandre – qui lui-même cite François Couperin –, en ouvrant le lointain sur une « immortalité chimérique ».
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