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CRITIQUES DE CONCERTS |
04 octobre 2024 |
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Création mondiale de Au Monde de Philippe Boesmans dans une mise en scène de Joël Pommerat et sous la direction de Patrick Davin au Théâtre Royal de la Monnaie, Bruxelles.
Seul(s) au monde
Dédiée à Gerard Mortier, qui commanda à Philippe Boesmans son premier opéra, la création de Au Monde scelle la belle rencontre entre le compositeur et Joël Pommerat à la sombre lueur de Strauss et Maeterlinck. En attendant que leur prochain projet voie le jour en 2017 à Aix-en-Provence, l'Opéra Comique reprendra la production de la Monnaie en février 2015.
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Théâtre royal de la Monnaie, Bruxelles
Le 03/04/2014
Mehdi MAHDAVI
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Plutôt que de lire Au Monde, peut-être aurions-nous mieux fait d’aller voir la pièce de Joël Pommerat. Car il faut bien l’avouer, le texte n’a pas cessé de nous tomber des yeux et des mains. Au point que nous étions prêt de donner raison à ce compositeur dont le chef d'orchestre Patrick Davin rapporte les propos dans le programme de la nouvelle création de la Monnaie, en se gardant bien d’en révéler le nom : « J'ai vu la pièce de théâtre Au Monde, et je n’en reviens pas que Philippe Boesmans l’ait choisie pour en faire un opéra. Je ne vois pas ce qu’on peut faire comme opéra là -dedans. »
Mais enfin, ce même Philippe Boesmans n’a-t-il pas écrit ses précédents ouvrages lyriques sur des livrets adaptés de Schnitzler, Shakespeare, Strindberg et Gombrowicz ? Et sans doute sait-il mieux que nul autre déceler le potentiel de dramaturgie musicale d’un texte de théâtre. Sans quoi, quel intérêt aurait-il eu à renoncer à Feydeau et à On purge bébé au profit de Pommerat et Au Monde ?
Dès lors que ce dernier décrit sa propre pratique comme une écriture de plateau, presque une topographie, qui ne peut donc prendre forme qu'à travers le corps, la bouche des comédiens, il était inévitable que nous péchions par manque de clairvoyance, sinon par ignorance, en considérant le texte publié sur le seul plan littéraire, que l’auteur ne consent à envisager qu’« éventuellement aussi » – mais faut-il le prendre au mot, ou soupçonner une posture ?
Pour le passage à la scène lyrique, il a condensé, épuré cette parole. Et les différences, minimes, ne tiennent à première vue qu'à ce processus de resserrement. Ce serait négliger cependant, et notamment pour les raisons exposées plus haut, l'importance des didascalies, qui dans le livret dévoilent ce que la version originale souvent suggère à peine. Ainsi cette fausse pièce, telle que la qualifie Joël Pommerat, parce qu'elle date de la période où il recherchait le réel chez des archétypes, s'est-elle transformée en un vrai opéra – d'aucuns le regretteront.
Partant, Philippe Boesmans a composé un vrai opéra, sans rupture audible avec les précédents, créés en tandem avec Luc Bondy. Mais probablement plus libre encore, dès lors que le Belge a atteint l'âge où l'on n’a que faire, pour le dire poliment, de la question de la modernité – quoique celle de l'évolution de la forme doive se poser systématiquement, sans pour autant être une fin en soi ?
Plus que des emprunts, des références, des influences, ce sont des réminiscences qui s'insinuent dans ce tissu orchestral assumant jusqu'à l'extase, mais non sans ironie, les reflets straussiens de ses sonorités dissociées. Exaltée par Patrick Davin et l'Orchestre symphonique de la Monnaie, qui, en fins connaisseurs de ce langage, allient la pointe à la courbe, cette musique tantôt grinçante, tantôt voluptueuse, à la fois contrastée et fluide, noue ses paradoxes autour des personnages. Et pénètre dans ce monde qui doit tant à Maeterlinck en puisant sa prosodie à la source limpide du Debussy de Pelléas et Mélisande.
Rares sont les instants où le débit s'accélère – celui de la seconde fille, principalement, et puis d'Ori, lorsque dans un rêve de sa sœur, peut-être, il monologue –, car les membres de cette famille de taiseux chantent moins encore qu'ils ne parlent. Il fallait donc, pour inscrire ces êtres pour la plupart dépourvus de nom dans le réel voilé de la mise en scène tirée au cordeau de l'auteur, des présences et des timbres.
Traits à peine devinés dans la pénombre – et que précise, fugace, la lumière importune d'un écran de télévision substitué au quatrième mur –, voix étouffées sous le poids du silence, Frode Olsen (le père), Werner Van Mechelen (le fils aîné), Charlotte Hellekant (la fille aînée), Fflur Wyn (la plus jeune fille) et Yann Beuron (le mari de la fille aîné) (dé)tissent entre l'égoïsme, l’ambition des uns et l'abnégation, la soumission des autres des liens troubles et ténus. Ori poignant de magnétisme mutique dans l'obscurité qui peu à peu l'enserre, Stéphane Degout caresse d'une couleur résignée les bribes de My Way entonnées en play-back par la femme étrangère, tandis que seule flamboie Patricia Petibon, seconde fille dont la révolte soudain lyrique ploie sous l'indifférence. Jusqu'à l'effondrement.
Car on a beau voir que le patriarche perd la tête et son héritier désigné, la vue, étrangers dans la maison que la sénilité et la cécité isolent davantage encore ; on a beau saisir, à mots couverts, que le mari de la fille aînée prend subrepticement le pouvoir, à moins que ce ne soit cette femme dont on ne connaît pas la langue ; on a beau croire que la fille aînée elle-même finira bien par accoucher de cet enfant qu'elle porte en silence depuis trop longtemps, les mystères de Au Monde restent entiers. Ils nous apparaissaient même, alors que nous quittions la Monnaie à la fois groggy et tendu, plus épais encore…
Prochaines représentations les 9, 11 et 12 avril.
Reprise à l'Opéra Comique du 22 au 27 février 2015 avec la même distribution, sauf Philippe Sly (Ori).
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