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CRITIQUES DE CONCERTS |
07 octobre 2024 |
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Beatrix Cenci d'Alberto Ginastera au Grand Théâtre de Genève
Beatrix Cenci,
un opéra de la cruauté
Présenter pour sa dernière saison à la direction de Genève un opéra inédit dont le thème est terriblement dérangeant, tel est le défi réussi par Renée Auphan avec Beatrix Cenci, le deuxième opéra d'Alberto Ginastera. Un spectacle marquant qui privilégie le propos politique de l'oeuvre au détriment de la tragédie intime.
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Ecrite à Genève en 1968, Beatrix Cenci fut créée trois ans plus tard à Washington où commande en avait été faite à Alberto Ginastera, après le succès remporté par Bomarzo. Le thème choisi par l'Argentin le fut aussi par Shelley, Stendhal, Dumas père et Artaud. Les Cenci, de ce dernier, retiennent l'attention passionnée de Ginastera, qui voit dans ce " théâtre de la cruauté " source à inspirations multiples. La partition s'appuie davantage sur un travail très fouillé des climats que sur un développement linéaire de la texture orchestrale appréhendée comme une véritable entité harmonique et polyphonique. Et l'approche musicale de Ginastera s'avère plus cinématographique que théâtrale, même si le livret concocté par William Shand et Alberto Giri ouvre sur des réflexions philosophiques que leur texte exalté porte bien à la scène.
Le compositeur double l'action sans la susciter, ce qui donne l'impression d'avoir affaire à une histoire soulignée par la musique plutôt qu'à une oeuvre lyrique conçue dans son entier. Mais l'expressionnisme qui baigne l'ensemble rend tangible l'oppression de la pièce. En faisant appel à un bruitisme particulièrement suggestif, Ginastera utilise des références à la Renaissance, au Grégorien ou à la tradition lyrique italienne en les désagrégeant peu à peu. Sous l'apparence, la pourriture : grincements, cris de chiens, chuintements, sifflements et montées progressives de la masse sonore jusqu'à des climax insupportables : les personnages errent dans la plus inhumaine des tragédies, entamée sur un souffle du choeur qui s'achève en hurlements.
Si un fait divers véridique du XVIe siècle est à l'origine du sujet, c'est en tragédie grecque que Ginastera le traite. Choeur à l'antique et orientation sur un destin politisé rendent le fatum plus pesant. À la base, pourtant, il ne s'agissait " que " de l'inceste commis par un comte italien sur sa fille qui se vengea, à l'aide de sa belle-mère, en le faisant tuer par deux hommes de main. Le tribunal ecclésiastique de Clément VIII les condamna à la peine capitale en 1599. La chronique judiciaire tirée de cet événement marqua nombre d'artistes qui s'y consacrèrent tant en littérature qu'en peinture. Ginastera, dont on connaît les prises de position contre les péronistes, a élargi le thème sur l'abus sexuel comme illustration de la perversion du pouvoir.
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Le metteur en scène Francisco Negrin ne s'est pas éloigné de ce postulat en tentant d'universaliser l'action dont il resserre les moindres mouvements en codes et en attitudes très lisibles. Anthony Baker s'est chargé de situer les personnages dans un espace carcéral dont le fond de scène figure une salle de torture, et de mélanger des costumes à la Velasquez à des imper-chapeau et robes grises venus tout droit la deuxième guerre mondiale. Les très fortes images, que le décorateur impose par le balayage d'un simple rideau rouge sang, seraient moins esthétisantes si l'idée de départ allait jusqu'à son aboutissement. Le double de Beatrix, suspendu dans les airs tel un ange crucifié qui suit l'héroïne tout au long du spectacle (formidable Anne Tournié, dansant et crachant son angoisse), suffisait à concentrer l'attention sur la suffocante infamie que subit Beatrix. Les costumes historisants n'ajoutent malheureusement rien à cette bouleversante intention.
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La chef d'orchestre uruguayenne Gisèle Ben-Dor, pourtant spécialiste de Ginastera découvrait la partition comme tous les chanteurs et l'OSR. Elle connaît pourtant si bien le monde de l'Argentin, qu'on sent qu'elle a fait sien cet opéra aux tensions éprouvantes. En menant si finement les moindres échos, irisations et soupirs sans reculer devant une puissance sonore renversante, Gisèle Ben-Dor s'impose en grande musicienne. Rarement l'orchestre aura sonné avec tant de clarté tout en conservant un mystère et des couleurs si intenses, sur fond d'hallucinations musicales.
Du côté vocal, c'est un festival que la soprano américaine Cassandra Riddle domine de part en part. Sa Beatrix à l'impressionnant abattage n'en demeure pas moins un exemple de sensibilité et d'intelligence scénique. La voix est pleine et belle, projetée avec virulence et délicatement modelée, le timbre enveloppant aux contours nets. Magnifique musicienne, cette chanteuse lance des fortissimos à vous clouer au siège comme elle va jusqu'à effacer son chant dans la douleur. Son infect Cenci de père est campé par un Louis Otey au timbre anthracite et au jeu d'une grande intelligence. Le baryton américain est trop fin pour brosser un despote incestueux monstrueux et grimaçant. Il suggère la folie, le délire et la perte de soi avec autant de sobriété que de crédibilité. Le reste du plateau est à hauteur égale, la Lucrecia écartelée de Linda Mirabal. L'Orsino lâche et sec de Tracey Welborn et le Bernardo lumineux d'Ethel Guéret ajoutant au malheur qui se joue sur scène un bonheur réel de les écouter dans la salle.
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Jusqu'au 24 septembre
Renseignements Visiter le site du Grand Théâtre
Orchestre de la Suisse Romande
Choeurs du Grand Théâtre de Genève
Compagnie de ballet "Les Fragments RĂ©unis"
Direction musicale : Gisèle Ben-Dor
Chef des choeurs : Guillaume Tourniaire
Mise en scène et décors : Francisco Negrin et Anthony Baker
Costumes : Anthony Baker
Chorégraphie : Ana Yepes
Lumières : Wolfgang Göbbel
Effets spéciaux Volants : Flying by Foy
Avec Cassandra Riddle (Beatrix Cenci), Linda Mirabal (Lucrecia), Ethel Guéret (Bernardo), Louis Otey (El Conde Francesco Cenci), Tracey Welborn (Orsino), Troy Cook (Giacomo), Héctor Pérez (Marzio-rôle parlé), Joël Angelino (Olimpio-rôle parlé), Harry Draganov (Andrea), Nader Abbassi (Un garde), Seung Mook Lee (Premier invité), Bovo Reljin (Second invité), Slobodan Stankovic (Troisième invité), Anne Tournié ((Double de Beatrix- rôle dansé)
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