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CRITIQUES DE CONCERTS |
04 octobre 2024 |
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Dès la première seconde, vous êtes enveloppé dans un bain de musique qui vous parvient de partout. Un continuum sonore en perpétuelle évolution qui s'immisce dans votre regard plus que dans votre écoute. Il ne vous signale rien de particulier, c'est une vibration. Elle jaillit de partout, elle est autour de vous, sur vous, en vous.
Bourdonnement savant si vous essayez de vous y arrêter, de lui chercher un contour, de l'identifier. Bourdonnement primitif si vous vous contentez de le subir. Mais il ne faut pas attendre longtemps pour comprendre que ce qui vous enserre est la musique de l'enfermement. Elle est terriblement présente, elle tisse avec le chant comme une cotte de mailles.
Il y a chez Manoury une pâte sonore qui enferme le temps musical, qui le piège. On sent dans son traitement des sons, qu'il soit électronique ou acoustique, que chaque événement sonore ne se rapporte pas directement au précédent, autant qu'il n'induit pas nécessairement le suivant. Au contraire, les relations entre les figures de son discours musical sont à la limite de l'appréciation consciente tant elles sont ténues, surtout pour vous qui assistez au spectacle une unique fois.
Tout cela est très construit, et même très affirmé. Parfois les sons de Manoury atteignent votre mémoire : son piège a fonctionné. Là , vous levez les yeux et vous regardez la scène : sa mécanique est en marche, d'abord pour l'autre, cet autre que Kafka nomme Joseph K, bientôt pour vous. Et si c'était moi ?
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Comme au cinéma
Mais, soudain, la musique s'emballe, l'action sur scène aussi d'ailleurs. Vous percevez alors que cet affolement est un pouls qui s'accélère. Ce qui se passe ne va pas plus vite : c'est vous qui vous affolez, c'est votre coeur qui s'affole. Levez les yeux. Sur scène, un personnage chante tranquillement. Non, il torture normalement, administrativement, sérieusement. N'êtes-vous pas gêné d'assister à cela ?
Les sons de l'orchestre ou ceux des haut-parleurs (où est la différence si vous laissez en chemin l'anecdote ?) vous serrent de près. D'où viennent-t-ils ? Quels instruments les ont produits ? Sont-ils actuels ? Ont-ils été composés au préalable ? Il y a ceux venant du plus loin qu'il soit possible. Des murmures, des bruits de paroles, une foule.
Il y a les sons exténués qui parcourent l'espace comme les lambeaux oubliés du monde de la fosse, carcasses défigurées. Il y a les claironnants, les solaires, les intrépides, ceux qui accompagnent le fouet. Il y a aussi ceux qui soulignent l'incompréhension de Joseph K, et ceux qui signent la bêtise crasse de ses geôliers.
L'aspect cinématographique de K... est indéniable. Dès le début, la musique fonctionne comme une bande-son. Elle crée un climat, elle souligne l'action, elle amplifie l'espace ; mais surtout, elle est mobile.
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L'enfermement, un thème récurrent
Vous l'écoutez comme vous regardez le plan-séquence d'ouverture de La soif du mal d'Orson Welles, dont la présence semble avoir accompagné Manoury pendant qu'il écrivait. La musique pointe l'action en venant de très loin : ainsi répond-elle à la machine infernale du Procès de Kafka.
K... est le deuxième opéra de Manoury, le premier 60e parallèle parlait déjà d'enfermement, mais s'intéressait aux conséquences de celui-ci sur des individus particuliers. À vrai dire, le métier à l'opéra de Manoury manquait encore de souplesse. La sonorité était là , mais le compositeur semblait l'avoir enfermée avec les voyageurs qu'il décrivait pris au piège de leur salle de transit : sans mouvement, elle stagnait, quelque chose n'allait pas.
Ici, au contraire, elle est ductile, souple, féline, elle sait ralentir l'action autant que lui donner un coup de fouet. L'idée de tempo est centrale. Chaque scène est enfermée en elle-même : fermeture au noir, ouverture au noir. Chacune libère son énergie dans un laps de temps très resserré.
Derrière Manoury, il y a Alban Berg et son opéra Wozzeck pour le traitement en scènes courtes, les interludes orchestraux, l'instrumentation même. Par exemple, lorsque le chant n'y suffit pas, Manoury, comme le faisait Berg en son temps, double la ligne vocale d'inventions sonores orchestrales.
Par beaucoup d'aspects, et d'abord par le choix du texte, il y a un côté expressionniste dans cette oeuvre que la mise en scène ne souligne pas, mais ne regrettons rien car tel quelle, elle est magnifique d'un bout à l'autre. C'était une gageure de passer du Procès de Kafka au livret de Bernard Pautrat et André Engel.
Le travail de condensation de ces auteurs est remarquable. Jamais le texte ne vous égare. Enfin, l'écriture vocale assume pleinement la beauté mélodique sans renier les acquis de l'opéra du XXe siècle. Assurément, Manoury a compris et fait mentir les Cassandres. L'opéra a encore quelque chose à dire. Et tant mieux si on s'y laisse enfermer par K
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Opéra Bastille, Paris Le 15/03/2001 Olivier BERNAGER |
| Création mondiale de K... de Philippe Manoury à l'Opéra Bastille. | K
de Philippe Manoury (Création mondiale)
Orchestre de l'Opéra national de Paris- Maîtrise des Hauts-de Seine/ Choeur d'enfants de l'Opéra national de Paris- Réalisation musique électronique IRCAM.
Direction : Dennis Russel-Davies
Mise en scène : André Engel
Décors : Nicky Rieti
Costumes : Chantal de La Coste Masselière
Avec Andreas Schreibner (K)- Eva Jenis (Mademoiselle Bürstner)- Susan Anthony (La femme de l'huissier)- Gregory Reinhart (Le juge d'instruction-L'aumonier de la prison)- Nicolas Cavallier (Le directeur adjoint-L'avocat)- Kenneth Riegel (Titorelli)- Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Block-L'huissier)- Robert Wörle (L'oncle)- Wilfried Gahmlich (L'accusé)- Nora Gubisch (La femme)- Youri Kissine (L'inspecteur-Le bastonneur)- Nigel Smith (le préposé aux renseignements).
À l'Opéra Bastille jusqu'au 27 mars. | |
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