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CRITIQUES DE CONCERTS |
12 octobre 2024 |
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Création parisienne de la Clémence de Titus de Mozart mise en scène par Ursel et Karl-Ernst Hermann, sous la direction de Sylvain Cambreling au Palais Garnier, Paris.
Et la Clémence brisa le marbre
Susan Graham (Sextus) et Catherine Naglestad (Vitellia).
Bruxelles, juin 1982 : cette production de la Clémence de Titus impose définitivement le dernier opéra seria de Mozart comme un authentique chef-d'oeuvre. Vingt-trois ans plus tard, elle déconcerte encore, toujours absolument moderne. Enfin réunis, les époux Herrmann et Cambreling inspirent à un plateau hors format un Mozart fulgurant de tension dramatique.
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Aveuglant, oppressant est l'immense cube blanc où toutes les trahisons se déjouent : une perspective épurée, des colonnades révélées, classiques, cadre définitivement seria d'un drame qui bouscule toutes les conventions du genre, brise le marbre. C'est que l'oeuvre même a payé cher, un certain mépris durant près de deux siècles, d'être une commande, exécutée en trois semaines, noyée dans les récitatifs d'une main mineure, sur un livret adapté de Métastase qui plus est.
Mais Mozart n'avait pas fait ses adieux au genre seria avec Idoménée, qui pouvait se targuer, encore, d'une voix de Neptune en véritable lieto fine. Avec la Clémence de Titus, qui n'a plus que deux actes, abandonnant dans la liesse générale des personnages désertés à leur solitude, il ouvre la voie du drame musical moderne, drame du pouvoir et de l'homme, où le chant, les mots ne suffisent plus, lorsque s'élève la voix de la clarinette, du cor de basset.
Cette modernité, qui est bien au-delà du simple romantisme, Karl-Ernst et Ursel Herrmann semblent la puiser dans le théâtre funambulesque d'Heinrich von Kleist, lui aussi méprisé par le jugement trop hâtif, jaloux peut-être, du grand classique Goethe. Cet art de la rupture, ces suspensions de sens qui mènent du badinage au tragique, ni classique, ni romantique, mais d'une modernité inclassable, prophétique, sont l'essence même d'une direction d'acteurs où une partie de colin-maillard sait imposer des corps vibrants, déroutés d'abord, et tremblants, animés enfin d'un tourment fatal, qui débordent le cadre.
Vitellia, la chair flamboyante, la soif de pouvoir, dans cette robe blanche qui dissimule si mal les fuchsias de la Prima donna – référence troublante à une colonnade viscontienne dont Callas était la Vestale –, disparaît en elle-même, crucifiée de l'âme, réminiscence de Penthésilée. Surtout, Sextus, ardent, suicidaire, fébrile, prostré ou agité de spasmes, sur le chemin qui mène à la clémence, va à la mort les yeux bandés, sous les contours, les lauriers même d'un Prince de Hombourg.
Pour ces personnages, leur dimension mythique, les chanteurs repoussent leurs limites vocales, physiques, hors format, hors ligne, et parfois hors style, au-delà de la battue de Sylvain Cambreling qui, attentive à la clarté, inspire, devance le drame par le tranchant et les contrastes chromatiques de l'orchestre. Susan Graham n'a pas en Sextus de rivale possible dans ce contexte où la mesure expressive est abolie. Timbre et vibrato ardents, le récitatif est d'une intensité sacrificielle, et les airs, conduits sur le fil de la justesse et du souffle qui parfois menace de rompre, tant il est habité par l'angoisse absolue et la conscience du remords, révèlent une palette dynamique infinie, jusqu'à des accents inouïs dont la flamme terrasse la phrase. Catherine Naglestad est plus sombre, plus brûlante encore, mais de voix moins malléable aussi. La ligne pourtant dévoile des déchirures que l'ambitus phénoménal de Vitellia requiert, lorsque le grave s'amenuise.
Erreur de distribution pour le rĂ´le-titre
Mais l'admirable Christoph Prégardien est en Titus une erreur de distribution, de limites vocales trop flagrantes pour n'être qu'un empereur trop humain. Contrefaite, la projection de théâtre ne laisse à cet évangéliste historique qu'un timbre ingrat, l'aigu fuyant, le souffle court, et un italien improbable, acteur malhabile de surcroît. Sans plus de ligne, Roland Bracht possède pour Publius un creux inflexible. Et frémissements adolescents, la Servilia d'Ekatarina Siurina séduit bien plus que l'Annius à l'émission anarchique d'Hannah Ester Minutillo dont le corps agile parle.
Prise dans le tourbillon de la cohérence fusionnelle du chant et du drame, cette Clémence de Titus devient, de dernier avatar de l'opera seria, le manifeste d'un théâtre musical de l'avenir dont on ne peut sortir indemne.
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