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L'ACTUALITE DE LA DANSE |
23 avril 2024 |
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From Black to Blue, chorégraphies de Mats Ek dans la série TranscenDanses des productions Albert Sarfati au Théâtre des Champs-Élysées, Paris.
Sagesse ou folie des grandeurs ?
La tournée d’adieux de Mats Ek vient de commencer par ce spectacle au Théâtre des Champs-Élysées. À soixante-dix ans, l’immense chorégraphe a décidé de tout arrêter. Il ne veut même plus que l’on danse désormais aucun de ses ballets. Décision pure et dure. Une soirée inoubliable qui restera fixée dans nos mémoires.
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A-t-il tort, a-t-il raison ? Le débat est ouvert et n’a certainement pas fini de faire couler de l’encre. La danse est-elle un art éphémère au point qu’une œuvre entière ne puisse survivre à son créateur ? Béjart avait un temps pris la même décision. Il en est revenu. On sait pertinemment qu’au fil des années, les ballets évoluent, car la danse elle-même le fait. La technique n’est plus la même aujourd’hui qu’au début du XXe siècle et à plus forte raison qu’au XIXe.
Si leur créateur n’est plus là pour veiller à la conservation de la vraie version originale, ou s’il ne choisit pas lui-même d’apporter les modifications qu’il juge adéquates, l’œuvre passe entre les mains d’une première génération de transmetteurs qui ont parfois été choisis par le créateur lui-même. Mais qu’advient-il après une deuxième, voire une troisième génération ?
Pour Béjart, Cunningham, Balanchine, Robbins, Graham et de nombreux autres, la main passe, avec plus ou moins de réussite, mais les ballets survivent. Mats Ek a refusé cette solution. Lui seul, dit-il, était apte à superviser toute reprise de l’un de ses ballets. Dont acte. Même ceux qu’il donna ou créa dans les plus grandes compagnies, comme celle de l’Opéra de Paris ou de Lyon, seront retirées du répertoire.
Il restera quelques vidéos, fort heureusement, pour rappeler aux générations futures ce que fut l’art de ce chorégraphe universellement accepté et admiré, adoré des danseurs. Une personnalité très forte et absolument hors du commun qui maîtrisa comme personne l’art de la relecture des grands titres du répertoire traditionnel et créa des ballets aussi hardiment iconoclastes que l’incroyable Appartement de l’Opéra de Paris.
Trois ballets étaient au programme de ce spectacle d’adieux appelé From Black to Blue. She was Black, qui ouvrait la soirée, est une pièce de 1994 sur une très belle musique de Gorecki (Quatuor à cordes n° 2) et sur des musiques traditionnelles de Mongolie. Le point de départ en est cette plaisanterie de l’acteur, auteur et compositeur suédois Beppe Wolgers : « J’ai rêvé de Dieu la nuit dernière. Et à quoi ressemblait-il ? Elle était noire ». Il n’est pas question de Dieu dans cette chorégraphie mais plutôt d’une série de questionnements sur la vie, la rencontre, le croisement des destins.
Mats Ek y déploie son habituel feu d’artifice d’images étranges, jamais présentées, développées ni conclues comme on pourrait s’y attendre, avec cet incroyable travail de bras qui se déploient tout droit, ces flexions des genoux immortalisées notamment dans Giselle, cette rapidité et cette flexibilité magique dans la rencontre des corps qui se nouent et dénouent sans cesse. Même si le propos n’est pas toujours d’une grande clarté, la chorégraphie tient en haleine comme un récit policier. Les danseurs du Semperoper Ballet de Dresde sont magnifiques à tous égards, technique, sens artistique, investissement.
Interprété par deux remarquables danseurs, Dorothée Delabie du Ballet de l’Opéra de Lyon et Oscar Salomonsson du Ballet Royal de Suéde, Solo for 2, de 1996, est tiré du film Smoke, solo for 2. Conçu à l’origine pour Sylvie Guillem et Niklas Ek, c’est une sorte de rencontre presque toujours réussie mais presque toujours évitée entre un homme et une femme, dans un langage chorégraphique tantôt abstrait tantôt classique, en une série d’image souvent surréalistes. L’ensemble est d’une très grande beauté, techniquement difficile, mais aussi d’une extrême originalité, sur une musique d’Arvo Pärt et dans un étonnant décor de Peder Freiij qui participe même à l’action.
Présenté par Mats Ek comme son ultime ballet, Hâche permet aussi une dernière apparition de celle qui fut sa muse et son interprète de génie, ainsi que sa compagne, Ana Laguna. On a souvent dit que bien des ballets de Mats Ek exprimaient un Œdipe mal vécu. La silhouette et même la coiffure d’Ana Laguna ne sont pas sans rappeler celles de Birgit Cullberg, mère du chorégraphe et elle-même grande chorégraphe et personnalité puissante.
Grand interprète aussi hors d’âge normal pour un danseur, Yvan Auzely, compagnon de route de Mats Ek de longue date, y incarne un homme coupant du bois à la hache, action simplement courante pour lui mais qui, lorsqu’il est rejoint par la femme, devient pour elle symbole de violence qui à la fois les unira et les séparera. Admirable Ana Laguna qui sait encore par sa grâce naturelle et une façon de bouger totalement contrôlée faire oublier que les ans ont passé depuis la création de Giselle et autres merveilles.
Un grand moment d’émotion, prolongé aux saluts avec une apparition, très brève, de Mats Ek lui-même, juste le temps pour la salle de se lever en une seconde pour une vibrante standing ovation, avant qu’il ne disparaisse. Les plus grands sont souvent les plus modestes.
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Théâtre des Champs-Élysées, Paris Le 07/01/2016 Gérard MANNONI |
| From Black to Blue, chorégraphies de Mats Ek dans la série TranscenDanses des productions Albert Sarfati au Théâtre des Champs-Élysées, Paris. | She was Black
musique : Gorecki, folklore de Mongolie
décors et costumes : Peder Freiij
Ă©clairages : Ellen Ruge
Solo for 2
musique : Arvo Pärt
décor et costumes : Peder Freiij
Ă©clairages : Erik Berglund
Hâche
musique : Albinoni
décors et costumes : Katrin Brännström
Ă©clairages : Jorgen Jansson
chorégraphies : Mats Ek
Avec les danseurs du Semperoper Ballet de Dresde, Dorothée Delabie, Oscar Salomonsson, Ana Laguna, Yvan Auzely | |
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