











|
 |
ENTRETIENS |
13 juillet 2025 |
 |
Vous venez de diriger Manon à l'Opéra national de Paris et vous revenez la saison prochaine pour Carmen. Pourquoi ces opéras français, pourtant bien différents, vous tiennent-ils tant à coeur ?
Il s'agit effectivement de deux approches différentes de l'écriture lyrique au XIXe siècle. Bizet s'efforce de créer un genre typiquement français, libéré de l'emprise wagnérienne. Il est en train d'y arriver avec Carmen, mais il meurt trop tôt. Massenet, au contraire, suit les leçons de Wagner, mais avec une écriture vocale à l'italienne ce qui a beaucoup dérouté ses contemporains.
Dans un cas comme dans l'autre, j'aime la poésie de cette musique, son sens des couleurs orchestrales, et , justement, le fait que l'équilibre soit respecté entre les voix et l'orchestre sans tomber dans l'excès germanique donnant primauté à la fosse, ni dans l'excès italien trop au service du plateau et des voix. Dans le cas de Carmen, j'admire aussi la manière dont Bizet fait de l'orchestre un personnage à part entière, mais avec des moyens à peine plus importants que ceux d'un orchestre mozartien.
Carmen est en outre un personnage d'une force exceptionnelle, que l'on a d'ailleurs souvent le tort de réduire à une image convenue de carte postale. C'est une bohémienne, pas une Espagnole, avec tout ce que cela comporte de particulier quant aux notions de liberté et de code de l'honneur. Il est malheureusement difficile de faire admettre cela à la plupart des cantatrices. |
 |
|
Vous est-il déjà arrivé d'être confronté à des productions totalement incompatibles avec votre propre approche d'une oeuvre ? Dans ce cas, quel comportement adoptez-vous ?
C'est la tragédie des chefs d'orchestre ! Si vous êtes sensibles à ce qui se passe sur scène, et c'est mon cas puisque je dirige beaucoup mieux de la fosse, avoir devant les yeux un spectacle auquel vous ne pouvez adhérer est un gros handicap.
Heureusement, cela ne m'est jamais arrivé avec Carmen. Au contraire. J'ai plutôt été confronté à des visions trop conformistes, trop " espagnoles " alors que pour moi il s'agit absolument d'une oeuvre française, mais jamais au point d'être gêné ni choqué de manière extrême. En revanche, c'est arrivé avec d'autres ouvrages
L'idéal serait évidemment de pouvoir travailler très en amont avec le metteur en scène et le décorateur de manière à parvenir à une vision homogène dès le départ. Mais cela se produit très rarement car les musiciens arrivent beaucoup plus tard que les autres artisans du spectacle et le style de la production, son projet théâtral et esthétique, sont le plus souvent arrêtés avant même que l'on sache qui va diriger.
Maintenant que je refais beaucoup d'opéra, je m'efforce de rencontrer le metteur en scène le plus tôt possible. Je vais diriger une nouvelle production de Cosi fan Tutte à Madrid et je me suis mis tout de suite en relation avec le metteur en scène, avant qu'il ait commencé à élaborer son projet. Nous nous sommes rencontrés trois fois et c'est magnifique ! C'est l'idéal.
À l'époque où je dirigeais à Berlin la plupart des productions étaient de Götz Friedrich qui était en outre intendant. Là aussi, nous avions une collaboration très suivie et très approfondie, commencée très tôt. Je n'étais pas toujours d'accord avec ce qu'il faisait mais au moins je savais exactement où nous allions.
Si vous vous trouvez au dernier moment devant un spectacle qui vous choque trop, vous pouvez partir ou bien diriger professionnellement, mais sans vous investir à fond, ce qui arrive, mais n'est vraiment pas intéressant. Pour qu'un spectacle soit réussi, il ne faut pas que l'attention du public soit galvanisée uniquement sur la musique ni uniquement sur le spectacle. Il faut un travail d'équipe et un équilibre aussi parfait que possible entre tous les éléments de la représentation. Si l'on vient uniquement pour un chanteur, ou pour les costumes, ou le décor ou le chef d'orchestre, c'est une mauvaise approche du spectacle d'opéra |
 |
|
Vous dirigez les plus grands orchestres du monde. Constatez-vous cette tendance à l'uniformité du style et des caractères des orchestres que beaucoup déplorent aujourd'hui ?
C'est malheureusement vrai. Il y a une tendance à la normalisation dans la façon de jouer, dans la sonorité. C'est dommage. Cela vient de la disparition des écoles nationales qui ne se distinguent plus beaucoup les unes des autres et aussi de la multiplication des concours internationaux qui, avec des jurys très internationaux eux aussi, poussent les candidats à jouer de manière aussi impersonnelle que possible pour plaire à tout le monde.
J'aime entendre un orchestre français bien différent d'un allemand ou d'un russe. Cela met mieux en relief chaque type de musique, mais il semble qu'aujourd'hui, garder un caractère national en ce domaine passe pour un signe de faiblesse. C'est vraiment dommage. On a perdu un aspect important de la culture orchestrale.
Un travail en profondeur pour communiquer la personnalité que l'on souhaite à un orchestre n'est de toute façon possible que si l'on est chef permanent. Je l'ai réalisé à Cincinatti, en m'efforçant de perpétuer le style germanique qu'il avait depuis sa fondation tout en lui donnant une couleur américaine plus brillante, mais de manière générale, nous passons trop vite au pupitre pour faire autre chose que donner les directions d'une interprétation du programme.
C'est l'un des grands problèmes de notre fonction telle qu'elle est conçue aujourd'hui. Même lorsque nous en sommes conscients, il est extrêmement difficile d'aller à contre courant de pratiques devenues générales et considérés comme normales. |
 |
|
Selon vous, comment se fait-il que la plupart des pays méditerranéens, France, Espagne, Italie notamment, puissent produire des solistes d'un si haut niveau mais n'arrivent pas à former d'orchestres qui rivalisent vraiment avec les formations germaniques, nordiques ou américains, voire russes ?
En ce qui concerne l'Espagne (mais je crois bien qu'il en va de même pour la France et pour l'Italie), nous sommes trop individualistes. Le travail d'équipe n'a jamais été dans notre caractère. En nous soumettant aux exigences d'une équipe, nous avons toujours l'impression que notre personnalité est brimée. Or, il ne peut y avoir de très grands orchestres sans une véritable mentalité collective. Il ne faut pas chercher ailleurs les raisons de cette situation qui peut en effet sembler étrange, puisque les pays dont vous parlez fournissent au monde musical les plus grands solistes de toutes disciplines et d'excellents chefs.
3 disques pour découvrir le travail du chef
-L'Amour Sorcier de Manuel de Falla, Lausanne Chamber Orchestra, avec Silvia Aguilar, Belda Egea, Alicia Nafé (chez Denon)
-Le Barbier de Séville de Gioacchino Rossini, Lausanne Chamber Orchestra, et Geneva Grand Theatre Chorus, avec Alessandro Corbelli, Barbara Frittoli, Raúl Giménez, Håkan Hagegård, Jennifer Larmore, Samuel Ramey. (chez Teldec)
-La Symphonie Espagnole d'Edouard Lalo, London Philharmonic Orchestra (chez Denon)
|
 |
|
|