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ENTRETIENS 06 juillet 2025

Pierre Boulez (I):
Bartók et Ravel

Mercredi 3 mai, place Igor Stravinski, sous un soleil de printemps radieux. Pierre Boulez arrive à l'IRCAM avec un bon quart d'heure d'avance, visiblement satisfait que notre entretien puisse commencer bien à l'heure. Le verbe toujours aussi percutant, il évoque Bartók et Ravel, ses relations avec les grands orchestres, Bayreuth et ses projets.
 

Le 25/05/2006
Propos recueillis par Yannick MILLON
 



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  • Pierre Boulez (I) : Bartók et Ravel

    Pierre Boulez (II) : Les orchestres, Mahler, Bruckner

    Pierre Boulez (III) : Bayreuth et Wagner

    Pierre Boulez (IV) : Les grands projets




    Vous allez diriger dans quelques semaines le Château de Barbe-bleue de Bartók et Daphnis et Chloé de Ravel avec l'Orchestre de Paris au Châtelet. Bartók a-t-il participé au renouveau du langage musical du XXe siècle au même titre que Schoenberg, Stravinski ou Debussy ?

    Certainement, mais dans une catégorie complètement à part, que je qualifierais de limitrophe. Une grande partie du renouveau de la musique à cette époque est venue d'un courant un peu excentré. Chez Bartók comme chez Stravinski, loin des préoccupations de la tradition d'Europe centrale initiée par l'École de Vienne de Schoenberg et ses disciples Berg et Webern, la rénovation rythmique en particulier a été très influencée par la musique populaire. Il existe des reproductions graphiques d'une minutie extraordinaire des notations de chants populaires que Bartók avait réalisées, qui ont joué un rôle important dans la rénovation de sa propre musique et de son style.

     

    Votre répertoire compte relativement peu d'opéras, pourquoi y avoir inclus le Château de Barbe-Bleue ?

    Car il s'agit d'une oeuvre étonnante, d'une espèce de « monodrame Â» à deux personnages, assez curieusement écrit à la même période qu'Erwartung de Schoenberg, qui lui est un véritable monodrame, avec son étrange histoire de femme à la recherche d'un mort, qui ne sait plus distinguer le rêve de la réalité. Le Château de Barbe-Bleue n'est pas un opéra réel ou même poétique, il procède du mythe, de la légende, il a une signification profonde, dérivée de Wagner. À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, l'opéra qui utilise le mythe dérive d'ailleurs toujours de Wagner. Le style de Bartók est encore en formation mais déjà très personnel dans le Château de Barbe-Bleue, même s'il ne s'agit pas encore du style totalement abouti et plus aventureux du Mandarin merveilleux.

     

    Pourquoi cet opéra est-il presque exclusivement donné en version de concert ?

    Parce qu'il est très difficile à mettre en scène. On connaît l'existence des sept portes. Une fois qu'on a vu la première, la deuxième, la troisième, on sait bien qu'on va arriver jusqu'à la septième. Il faut que la force du mythe qui se cache derrière ces portes soit tellement prégnante qu'on éprouve une certaine surprise en découvrant ce qu'elles cachent. Ce n'est pas la succession des portes qui est importante, mais la progression de la découverte de soi, du royaume de Barbe-Bleue.

    Il ne suffit pas de mettre les portes en zig-zag sur scène, comme je l'ai vu parfois. Il faut travailler sur la surprise et la transformation qu'elle suscite chez les personnages. Et cela reste très difficile à réaliser visuellement. Lorsqu'on joue l'opéra en version de concert, chacun peut y voir ce qu'il veut et la succession des portes est nettement moins importante.

     

    L'école de l'est, y compris au XXe siècle, produit souvent une musique viscérale où l'énergie prime sur le soin dans la forme. Comment un chef aussi analytique que vous, qui privilégie l'élément structurel, la netteté de la mise en place et de l'intonation, se positionne-t-il par rapport à l'âme slave ?

    Slave ou pas, la musique exige une certaine rigueur d'interprétation. Lorsqu'en tant que compositeur, je prends la peine de noter quelque chose, je ne le note pas pour rien. Et je tiens à ce que mes combinaisons de timbres, mes combinaisons rythmiques s'entendent. À rester toujours approximatif, on ne rend pas compte de la musique. En tant qu'interprète, c'est la même chose, et j'essaie d'être aussi fidèle que possible aux indications de la partition, à ses subtilités. Il est évident que la rigueur ne suffit pas, mais si l'on ne prend pas pour base l'exactitude, on ne transmet même pas le texte tel qu'il a été écrit. L'expression latente, qui gît dans le texte, qui n'est pas encore révélée, nécessite ce premier pas que constitue la rigueur. Ensuite, on peut inventer, modifier, gauchir au-delà de l'exactitude.

     

    Justement, au-delà de l'exactitude, selon l'orchestre qui vous fait face, le résultat peut être très différent dans la même oeuvre, comme cela a été le cas entre le Sacre du printemps que vous avez donné à Lucerne avec les Berliner et celui du Châtelet avec le London Symphony.

    Diriger est à mon sens un art du dialogue, d'utiliser le matériau qui vous est fourni. Les grands orchestres ont des personnalités très fortes, surtout chez leurs solistes. Il est certain que quand le basson des Berliner Philharmoniker ou du LSO commence son solo introductif du Sacre du printemps, il a des idées sur ce qu'il joue. Vous ne pouvez pas les ignorer et ne vous référer qu'aux vôtres. Vous écoutez d'abord ce soliste, si ce qu'il propose vous plaît, vous le laissez faire, si certaines choses vous plaisent moins, vous lui indiquez ce que vous préféreriez.

    Au début du Sacre, certains bassonistes tiennent les points d'orgue assez longtemps. Si l'on exagère ces points d'orgue, je trouve que la phrase se morcelle. Il peut m'arriver de demander moins de longueur, ou plus d'inégalité dans les points d'orgue, selon leur fonction dans la phrase. Ce sont des arrangements avec le soliste. Et ce qui est valable avec un soliste l'est aussi avec l'ensemble de l'orchestre. Si la sonorité globale n'est pas assez rêche, je demande plus de rudesse, et si elle l'est au contraire trop, je demande alors un son moins cassant. C'est finalement un accord entre soi-même et l'orchestre.

     

    Daphnis et Chloé de Ravel vous semble-t-il refléter la richesse artistique initiée par les Ballets russes à Paris ?

    Assurément. Daphnis est l'un des grands succès des Ballets russes, mais aussi l'un des ballets les plus développés, avec ses cinquante minutes de musique, tout comme le premier ballet de Stravinski, l'Oiseau de feu, qui est aussi le plus long de tous ses grands ballets. Cette tradition remonte à Tchaïkovski, au grand ballet narratif du XIXe siècle, fait de numéros.

    J'aime donner Daphnis en concert, car autant quelqu'un comme Mahler élargit la tradition symphonique au point de la faire éclater, autant Stravinski et Ravel ont la contrainte d'une histoire à raconter qui les oblige à élaborer une forme nouvelle. On trouve évidemment encore des numéros dans la musique des Ballets russes, mais aussi beaucoup de numéros de jonction qui assurent la fluidité des enchaînements. Dans Jeux, Debussy aura également, mais pour une pièce d'une quinzaine de minutes seulement, ce défi de trouver une forme descriptive mais qui peut se suffire à elle-même si l'on fait abstraction du programme.

     

    Que retenez-vous de l'élément chorégraphique dans Daphnis ?

    À ma grande honte, je n'ai jamais vu ce grand ballet dansé, même si dans le fond assez peu de chorégraphes s'y confrontent. On en donne souvent des extraits, on joue surtout la deuxième suite en concert, très brillante en effet, mais on manque alors les deux tiers de la pièce. On entend quelquefois les deux suites dans la même soirée, mais je pense qu'il vaut mieux jouer le ballet dans son intégralité, car il en vaut la peine.

     

    On retient souvent de Ravel l'orchestrateur génial mais aussi parfois la séduction un peu facile de la musique.

    Oui c'est séduisant, mais je n'ai rien contre la séduction à vrai dire, surtout quand elle est de ce niveau-là. En effet, l'instrumentation, les sonorités sont très belles, les accords sonnent magnifiquement mais ces seules qualités ne suffiraient pas. Il y a des auteurs qui sont séduisants mais dont on se passe fort bien. La musique de Ravel dépasse la séduction extérieure, on y trouve aussi une science. Si on voulait analyser Daphnis, ce qui n'a du reste jamais été fait, on verrait que c'est construit peut-être mieux que du Vincent d'Indy. Ravel n'est pas seulement une succession de moments séduisants. Daphnis est même d'une construction très sévère, sa substructure est extrêmement forte, et c'est pourquoi la séduction fait son effet.

     

    Et dans une oeuvre comme le Boléro ?

    Il y a surtout une espèce d'hypnotisation par la répétition, même si ce n'est tout de même pas l'oeuvre la plus convaincante de Ravel. Je l'ai dirigée je crois deux fois en vingt ans, et je dois reconnaître que c'est un plaisir extraordinaire que de voir à quel point la montée de cette orchestration est admirablement conçue. Le matériel n'est pas d'une richesse exceptionnelle, même si le thème en lui-même est plus complexe qu'on le croit, moins simpliste qu'on peut le percevoir à la simple audition. Mais Daphnis est tout de même une oeuvre infiniment supérieure.






    Pierre Boulez (I) : Bartók et Ravel

    Pierre Boulez (II) : Les orchestres, Mahler, Bruckner

    Pierre Boulez (III) : Bayreuth et Wagner

    Pierre Boulez (IV) : Les grands projets

     

    Le 25/05/2006
    Yannick MILLON


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