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ENTRETIENS |
24 avril 2024 |
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Votre concert du Théâtre des Champs-Élysées (1) était à la fois une célébration et un cri. Comment l'avez-vous élaboré ?
Ce qui m'a guidé dans l'élaboration de ce programme, qui devait être un des points forts du 25ème anniversaire de l'orchestre de Lille, ce sont d'abord ces symboles : 25ème anniversaire de la mort de Chostakovitch, 50ème anniversaire de la mort de Schoenberg, et surtout ce thème du sacré, qui est une réflexion suffisamment forte pour relier quatre formes d'humanisme en une seule soirée.
Humanisme chrétien avec Messiaen, dont l'oeuvre, créée en l945, sur un texte du compositeur, et longtemps oubliée, chante l'espérance de la vie face à l'angoisse de la mort dans la déportation.
Humanisme maçonnique avec Mozart, qui rappelle l'assassinat de l'architecte orfèvre du roi Salomon, Hiram, par ses compagnons qui voulaient s'emparer des secrets de sa maîtrise.
Humanisme judaïque avec Schoenberg qui en l947, trois ans avant sa mort, rencontre à Los Angeles un homme qui lui raconte les horreurs du ghetto de Varsovie. De son récit naîtra cette courte cantate qui s'achève sur le chant sacré des juifs "Ecoute Israël".
Humanisme profane avec Chostakovitch qui en l962 brave la censure soviétique pour mettre en musique cinq poèmes d'Evgueni Evtouchenjo, dénoncer l'antisémitisme en évoquant la nuit de "Babi-Yar" (Le ravin des femmes) où 30000 juifs furent massacrés par une section nazie, rendre hommage aux femmes "capables de supporter l'insupportable", dire que l'humour peut triompher de toutes les oppressions, s'élever contre ceux qui dénigrent les visionnaires qui ont raison trop tôt : les Galilée, les Shakespeare, les Tolstoï, les Pasteur
Quatre compositeurs qui chantent leur désespérance et leur combat contre l'abjection, le racisme et la dictature. |
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Au-delà de l'écriture, de l'esthétique, propres à chacun de ces musiciens, ce qui est donné à entendre ici est avant tout une expérience humaine intense et irremplaçable, n'est-ce pas ?
Oui, on s'aperçoit que le système dodécaphonique de Schoenberg que l'on a dit si souvent vide de sentiments et d'émotion, atteint ici aux limites extrêmes de la pire noirceur et en même temps de la plus poignante espérance. Chostakovitch lui puise dans l'héritage de Glinka et de Moussorgski pour dire la force du lien qui relie la musique à la vie.
Je suis toujours très impressionné par cette forme de langage, que j'ose dire poétique, capable de dire si haut la révolte, la peur et la honte. Avec des moyens aussi différents, ils nous emmènent là où ils veulent dans l'expression métaphysique la plus élevée du rejet de la barbarie. Et puis peut-être suis-je trop affectif, mais je sais que dans toute musique pure transparaît l'âme de celui qui écrit. |
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Comment le chef qui, à travers un tel programme, doit fédérer toutes les forces, toutes les énergies qui s'en dégagent, réussit-il à ne pas être submergé par des musiques si émotionnellement chargées ?
Lorsque l'on est commandant d'un navire, il faut tenter d'échapper au chant des sirènes. On est saisi par l'émotion lorsque l'on écoute, pas au moment où l'on agit soi-même. On doit conduire, suggérer, impulser, sécuriser, poser les justes repères, et puis se fouetter soi-même, faire passer l'intuition, l'instinct, la sophistication, au crible de la réflexion, pour arriver à la libération qui est le fruit d'un artisanat maîtrisé. Alors, le bonheur a toutes les chances de venir après la douleur.
(1) Programme du concert donné le 27 mars 2001 au T.C.E
Olivier Messiaen : L "chant des déportés "
Mozart : Musique funèbre maçonnique
Arnold Schoenberg : Un survivant de Varsovie
Dimitri Chostakovitch : Symphonie no l3 Babi-Yar
Choeur de la Philharmonie Slovaque
Orchestre National de Lille
Direction : Jean-Claude Casadesus
Sergei Koptchak (basse)
Lambert Wilson (récitant)
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