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ENTRETIENS 25 avril 2024

Marcel Pérès, le visionnaire du passé
© Philippe Matsas

Marcel Pérès (© Philppe Matsas)

On doit à Marcel Pérès une vision entièrement rénovée des musiques de la chrétienté, du très vaste moyen-âge jusqu'au XVIIIe siècle, à l'opposé du style lisse et aseptique imposé par les moines de Solesmnes. Mais Pérès est parfois taxé “d'orientaliste”. Pour en savoir plus, l'intéressé a été soumis à la question.
 

Le 02/09/2000
Propos recueillis par Eric SEBBAG
 



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  • Vous êtes connu comme chanteur, instigateur de l'ensemble Organum et, dans une moindre mesure, comme organiste et claveciniste. En revanche, votre talent de compositeur est moins connu, composez-vous toujours ?

    Très peu ces temps derniers car j'ai peu de commandes. Il faut dire que je suis maintenant étiqueté comme "chanteur de Grégorien". En fait ma dernière commande remonte à 1988.

     
    Existe-t-il un lien entre ces deux activités ?

    Bien sûr, je me suis intéressé à la Renaissance puis au Moyen âge dans un souci de mieux comprendre les phénomènes musicaux et donc la composition. C'est une question d'imaginaire. Aujourd'hui la culture musicale des compositeurs remonte rarement en deçà du XVIIe siècle. Même Stravinski revisitant le Moyen âge est limité par les instruments dont il dispose. Or ce qui m'intéresse dans le Moyen âge, c'est de travailler sur les phénomènes de perception, avec pour objectif d'agrandir mon univers perceptif.

    Depuis XIXe siècle, la musique savante occidentale recherche les dissonances et les agrégats harmoniques pour arriver aujourd'hui à des accords de dix, douze et quatorze sons. Notre oreille “moderne” est tellement habituée à ces agrégats qu'elle ne sait plus entendre les musiques monodiques.

    Notre oreille "moderne" ne sait plus entendre les musiques monodiques...

     
    De compositeur comment êtes-vous devenu chanteur ?

    J'ai commencé l'étude du chant voici à peine dix ans, et cela fait six ou sept ans que je chante en soliste. Chaque technique de chant étant liée à un répertoire, le problème était de trouver des maîtres.

    Depuis un siècle et demi, le Bel canto a le succès que l'on connaît. Sa technique est enseignée presque exclusivement. Si l'on souhaite s'interroger sur d'autres manières d'utiliser la voix, les professeurs de chant issus du conservatoire sont rarement les interlocuteurs rêvés.

    J'ai donc essayé d'autres écoles. J'ai beaucoup travaillé avec des chanteurs grecs et des chanteurs corses ; tout en lisant un certain nombre de théoriciens médiévaux sur la voix, comme St Isidore de Séville ou Jérôme de Moravie.

    Vous vous êtes aussi appuyé sur les techniques de chant populaire


    Oui, certaines traditions orales ont gardé des vestiges des techniques de passé. La pose de voix est notamment très différente.

    Aux XVIIIe et XIXe siècles, on a énormément développé les capacités de la voix de tête, notamment pour les voix de femmes. Toutes les cantatrices aujourd'hui exploitent essentiellement leur registre de tête, or les sopranos ont souvent de très belles voix de poitrine. Mais il y a des préjugés : on pourrait se casser la voix avec ce registre.

    En fait, il était dominant jusqu'au XVIIIe. Le traité de Tosi par exemple recommande aux sopranos d'utiliser de temps en temps la voix de tête pour les notes aiguës.

    Les techniques issues du Bel canto (qui débutent dès la fin du XVIIe en Italie) ont pour objectif une tessiture de plus en plus large, ainsi qu'une unification du timbre sur tout le registre. Au contraire, et à quelques exceptions près, ce sont la plupart du temps des tessitures assez réduites qui sont employées dans les musiques traditionnelles.

    Dans le chant polyphonique Corse par exemple, la voix du haut s'étend sur une quarte alors que la voix du milieu ne dépasse pas la sixte. Seule la voix grave atteint une dixième, mais quatre ou cinq notes sont effectivement chantées.

    Quand on a si peu de notes à chanter, il devient possible de se concentrer sur un timbre précis pour chaque note. La voix gagne en timbre ce qu'elle perd en tessiture. C'est ce travail sur le timbre qui à mon avis est essentiel pour comprendre les esthétiques musicales du passé.

    Un enregistrement exemplaire du travail de Marcel Pérès sur le répertoire de l'Ars Nova.

     
    Ce problème ne vaut-il pas aussi pour les musiques du baroque ?

    Sans aucun doute. Les chanteurs des ensembles baroques ne rêvent en général que de chanter de l'opéra. C'est la référence, le summum. Vous trouverez très peu de chanteurs capables d'affirmer : "moi, je me limite à la musique du XVIIe". Attention, je ne les blâme pas car il y va la plupart de temps de leur survie financière.

    Cependant, ils chanteront un soir Monteverdi, le lendemain Charpentier et ne refuseront pas un Rossini qui pourra être le rôle de leur vie. Comme ils ne changent pas de technique pour chaque rôle, on n'entend que du Bel canto baroque. Même pour les chefs, la référence à l'opéra joue et ils sont en général ravis d'accompagner une artiste du circuit lyrique traditionnel.

    Dans tout cela, on manque un élément essentiel de la restitution des musiques du passé : le timbre. Prenez la mélodie la plus simple comme au clair de la lune, faîtes là chanter par un chanteur de flamenco, un Turc, un Japonais, un Grec
    vous ne reconnaîtrez pas la mélodie, pourtant tous les trois chanteront les mêmes trois notes. C'est le timbre qui fait la différence, et corollairement une appréhension différente du mouvement, du phrasé et du tempo.

    Tout cela demande une démarche de travail qui est incompatible avec le type de carrière que mènent actuellement les chanteurs.

    Prenez la mélodie la plus simple comme au clair de la lune, faîtes là chanter par un chanteur de flamenco, un Turc, un Japonais, un Grec vous ne la reconnaîtrez pas

     
    Face à cela, comment recrutez-vous vos chanteurs ?

    Pour les musiques médiévales, on rencontre plus facilement des chanteurs qui acceptent de se spécialiser. Je travaille aussi avec des artistes issus des répertoires traditionnels : Soeur Marie Keyrouz, Lycourgos Angelopoulos, Jérôme Casalonga

     
    Ce qui est frappant dans votre propre technique vocale, c'est la manière dont vous jouez sur le côté nasal de l'émission.

    Mon but est de développer les harmoniques, mais sans trop exagérer. Je vais peut-être vous surprendre, mais je pense que cette technique conduit au timbre français du XVIIe. Les orgues de cette époque nous fournissent une indication précieuse avec le jeu dit de “voix humaine”. il s'agit d'un jeu d'anches aux sonorités colorées et très nasales.

    Quant on dit qualifie un son de nasal, on parle d'un son qui a une fondamentale assez faible et énormément d'harmoniques. À ce sujet, j'ai d'ailleurs un projet de collaboration avec des acousticiens qui ont mis au point un logiciel d'analyse spectrographique. Un travail systématique sur les différenciations des timbres des diverses traditions vocales pourrait être entrepris
    mais il faut du temps.

     
    Pour revenir au chant, d'où provient la manière actuelle des ecclésiastiques pour chanter le Grégorien ?

    Au XIXe les opinions étaient partagées quant aux répertoires à exécuter dans les églises. Certains étaient partisans de la musique contemporaine d'alors, d'autres restaient attachés aux traditions héritées des XVIII et XVIIe siècles, d'autres enfin prônaient un véritable retour à l'Antiquité.

    Ces derniers ont créé un mouvement d'archéologie musicale qui a donné différents travaux sur le Grégorien. Si leur but était de retrouver une esthétique du VIe siècle, ils ont en fait entièrement imaginé une épure qui a fini par prendre le dessus sur les traditions orales héritées des époques immédiatement antérieures.

    Certaines ont quand même survécu par l'oralité jusqu'à la guerre de 1914. Après, les chantres qui étaient les dépositaires vivants des traditions ont été remplacés par les chorales paroissiales et surtout, tous les prêtres vont être formés à l'école de Solesmnes. Seuls quelques endroits isolés comme la Corse vont conserver des traditions de chantres jusqu'à Vatican II.

     
    L'idée de retour à l'Antiquité n'est-elle pas étonnamment récurrente en Occident ?

    Effectivement, et c'est très souvent en voulant faire l'Antique que l'on fait du moderne. Quelqu'un comme Gesualdo était persuadé d'être revenu au style de l'Antiquité grecque ! Il pensait sincèrement avoir retrouvé les modes enharmoniques et chromatiques des Grecs.

     
    Quelle place occupe l'improvisation dans la restitution des musiques médiévales ?

    Actuellement, seul un phénomène comme le Jazz donne réellement la mesure de ce que pouvait être l'interprétation à l'époque médiévale. Une même pièce interprétée par deux ensembles différents peut parfois se dédoubler en deux oeuvres distinctes. D'ailleurs au Moyen âge, un musicien soucieux d'affirmer sa valeur se conformait rarement au texte musical.

    L'improvisation existait aussi dans les musiques polyphoniques, même sur des oeuvres jusqu'à quatre et cinq voix. Mais plutôt que d'improvisation, il vaudrait sans doute mieux parler de polyphonie orale. Les faux-bourdons par exemple ne sont pas écrits mais sont codifiés.

    En revanche, les pratiques de chant sur le livre consistent à improviser entièrement une voix supplémentaire sur une polyphonie écrite. Enfin, il y a toute la dimension de l'ornementation qui est très riche jusqu'à Palestrina.

     
    Au XVIIe siècle, les compositeurs italiens ont tendances à décrire les musiques antérieures comme celle d'un expressionnisme figé. Qu'en pensez-vous ?

    Ce qui devait choquer cette nouvelle sensibilité relève peut-être de nouveau d'une question de timbre vocal. En effet, dans différents témoignages, les chanteurs des polyphonies des XV et XVIe siècles sont stigmatisés pour leur voix tonitruante.

    On observe d'ailleurs la même chose dans les chants Sardes ou Corses. Les interprètes chantent tout le temps fort et presque sans nuance.

    Pour les baroques italiens, cet aspect du timbre et le côté immuable des polyphonies chantées sans expression personnelle devaient être au centre de la gêne qu'ils éprouvaient.

     
    Aujourd'hui beaucoup d'auditeurs sont surpris ou gênés par le côté "oriental" de vos interprétations des musiques de la chrétienté. Ces réactions vous agacent-elles ?

    C'est vrai, même des gens assez cultivés ont des réflexions du genre "ah, ça fait arabe
    " dès qu'ils entendent des vibrations ; alors que l'ornementation était un art extrêmement sophistiqué, même au nord de la Loire !

    En Écosse ou en Norvège, on peut encore entendre des chants populaires très ornés. Cela n'a rien à voir avec la Méditerranée. On revient à ce que j'évoquai précédemment : les occidentaux ne sont plus habitués aux chants monodiques, a fortiori s'ils sont très ornés.

    Cela dit, on se battait il y a vingt ans pour savoir s'il fallait ou non ornementer les Leçons de ténèbres de Couperin. Pour la Renaissance et le Moyen âge, on est simplement au même stade.

    même des gens assez cultivés ont des réflexions du genre "ah, ça fait arabe " dès qu'ils entendent des vibrations ; alors que l'ornementation était un art extrêmement sophistiqué, même au nord de la Loire !

     
    Malgré cela, vous jouissez d'un succès discographique et critique dont vous devez être le premier surpris ?

    Disons que, pour le Moyen âge, nous bénéficions de tout le travail de fond qui a été accompli pour la musique baroque. Nous n'avons plus à convaincre personne que l'on ne s'ennuyait pas forcément en faisant de la musique, il y a plus de deux ou trois siècles !

    Ensuite notre auditoire est très varié, nous héritons d'un certain public curieux amateur de baroque, d'autres personnes s'intéressent à l'Histoire des civilisations et justement ce répertoire suscite des enjeux de civilisation.

     
    Mais cette volonté de retrouver les manières anciennes, au lieu de les réinterpréter, n'est-elle pas un signe de décadence ?

    Je crois qu'il s'agit d'un mouvement de fond de nos sociétés. Chacun essaye de retrouver ses racines et cela peut aller jusqu'au nationalisme et l'intégrisme. Tout travail sur le passé suppose donc une certaine vigilance. Pour ma part, je préfère considérer ce mouvement comme un nouvel humanisme qui consiste à tenir compte des acquis du passé, pour mieux affronter un avenir qui reste par essence incertain.

     
    Cela comprend donc la musique comme un instrument de connaissance ?

    Pour moi, oui. La musique est aussi un instrument qui permet de développer les connaissances historiques. Tous les programmes de recherche que j'ai organisé à Royaumont vont en ce sens. Par exemple le colloque "Esthétique et rituel du pouvoir dans le chant des cathédrales Européennes" suscite tous les champs de la connaissance : histoire, linguistique, philosophie, acoustique, architecture, musicologie, ethnomusicologie


    Ici, la musique n'est plus que le prétexte pour comprendre des phénomènes de sociétés beaucoup plus larges. La musique est d'ailleurs un excellent vecteur pour pénétrer la sensibilité d'une époque.

     
    Dernière question, votre répertoire est largement dominé par les musiques religieuses, êtes-vous croyant ?

    Oui, je suis catholique.

     

    Le 02/09/2000
    Eric SEBBAG


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