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ENTRETIENS 29 mars 2024

Ahmed Essyad,
les sons pour le dire

© Opéra du Rhin

Compositeur au carrefour de plusieurs cultures, Ahmed Essyad a néanmoins choisi le moyen âge comme cadre de son dernier opéra. Son Héloïse et Abélard joué actuellement au Théâtre du Châtelet en atteste, après avoir été créé à la fin de l'année dernière à l'Opéra du Rhin. Rencontre.
 

Le 17/05/2001
Propos recueillis par Françoise MALETTRA
 



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  • Ahmed Essyad, vous êtes ce " musicien entre deux rives " qui ne cesse de rechercher l'alliance intime entre vos racines arabo-berbères et la musique occidentale, Héloïse et Abélard serait aujourd'hui son point d'ancrage le plus fort ?

    Je ne pense pas qu'il puisse y avoir d'écriture sans obsession. Quand je regarde les oeuvres des anciens, Mozart, Beethoven, Stravinski, Schoenberg, Debussy, je vois, je sens leurs obsessions constamment présentes. Personnellement, j'ignore la nature de la mienne et je veux l'ignorer, car il me semble que si je la saisissais un jour, je cesserais d'écrire. Et si cet opéra n'a pu m'en affranchir, il m'a permis d'aller plus loin que jamais dans cette tentative de fusion entre mes deux cultures.

     
    Un des derniers disciples de Schoenberg, Max Deutsch, qui fut votre maître, vous répétait : " n'oubliez pas, Essayd, que la musique est vocale, ou qu'elle n'est pas ! ". Lui avez-vous obéit ?

    Si 8O% de ma musique est écrite pour la voix, c'est une démarche qui va bien au-delà. C'est la nécessité d'être dans l'évidence du phrasé, dans la clarté du " dit ". La voix impose cette discipline. Même si elle est fragile et si vulnérable, elle nous appartient. Pour les instruments, c'est tout aussi complexe. Et ce que voulait dire Max Deutsch, c'est que même lorsque l'on écrit pour eux, il faut toujours penser la phrase à la mesure du corps. Je viens d'une culture où la voix est fondamentale, où le verbe est fondateur. La musique est inconcevable sans la voix. L'instrument n'est là que pour être son miroir, son écho.

     
    Héloïse et Abélard est un hommage, avez-vous dit, " Ã  ces femmes qui m'ont aidé à me connaître, qui m'ont appris à aimer ". Où est pour vous la grandeur de celles-ci ?

    Abélard est quelqu'un de brillant. Un cérébral, une intelligence fabuleuse, un savoir universel, un polémiste implacable. Héloïse, c'est tout autre chose. Elle est fine, cultivée, capable de se mesurer avec l'intelligence d'Abélard, mais il y a en elle une révolte extraordinaire, une exigence envers elle-même et le monde qui l'entoure, hors du commun. Chez Abélard, la pratique du pouvoir suppose le compromis, jusque dans ses relations avec Héloïse.

    Héloïse, elle, est entière. Elle aime Abélard d'un amour mystique, sans raison autre que d'aimer cet homme. Quand Abélard prononce le mot " divin ", il l'entend comme un instrument. Chez Héloïse, il brûle, comme la source de la lumière elle-même. Elle ne lui pardonnera jamais, par exemple, de l'avoir obligée à l'épouser pour sauver les meubles. En cela, c'est une femme parfaitement moderne. Elle est des nôtres. Abélard appartient à l'histoire de la pensée. Héloïse nous habite encore. Elle est l'image de notre quête de liberté et d'absolu. Au 1er acte de l'opéra, on lui rend visite. Au dernier, c'est elle qui nous rend visite. C'est elle qui vient nous voir.

     
    Comment vivez-vous, et comment intégrez-vous dans l'écriture cette autre obsession majeure qu'est la perception du temps musical, entre le temps de l'oralité, le temps qui s'écoule, non mesuré, et le temps de la musique occidentale, qui est une ponctuation inexorable, même si le sérialisme a tenté de l'en délivrer ?

    Je recherche avant tout la pulsation, et je dirais que, dans ce sens, la partition d'Héloïse et Abélard est un aboutissement. Comment faire entendre cette pulsation en dehors de la rigueur obligée du premier temps dans la musique occidentale ? Impossible !

    La musique doit danser, et cette pulsation animer cette musique de manière souterraine, sous-jacente. Ca, c'est l'enseignement du temps. Il m'a fallu trente ans pour y parvenir. J'ai toujours été ébloui devant les musiques indiennes, arabes ou africaines, où cette pulsation naissait en dehors de toute mesure. Elle était dans la démesure.

    Hors Héloïse et Abélard sont deux volcans, consumés par une immense lave intérieure. Et la seule voie que j'ai trouvée c'est cette fébrilité qui déplace les événements hors du temps et de la mesure. Ils m'ont mis sur cette voie d'une façon radicale. Abélard va contrôler son volcan, il en a les moyens. Héloïse, non.

     
    Depuis longtemps vous travaillez avec Bernard Noël à la recherche d'une dramaturgie minimale qui s'attache à une identification musicale rigoureuse des personnages et en même temps à leur ambiguïté. Il semble bien que dans cette partition c'est à l'orchestre qu'il revient de traduire cette ambiguïté et de dire vraiment qui ils sont, n'est-ce pas ?

    Ca, c'est l'apprentissage de Mozart, auquel d'ailleurs je rends hommage dans le final avec le pseudo ré mineur du Commandeur : quand Abélard parle d'un mariage mystique, il dit un énorme mensonge et il le sait. Ici, les rôles sont inversés : c'est une femme qui dit non. Chez Mozart, l'orchestre révèle parfois la vérité des personnages quand ils mentent sur scène. L'orchestre " d'Héloïse et Abélard " dit les choses qui les animent de l'intérieur : cette éruption qui les travaille et les pousse à jouer du verbe merveilleusement bien.

    Mais le jeu n'est pas le même : chez Abélard, il naît de la passion pour la langue et les choses de l'esprit. Chez Héloïse, il est une sainte extase. Cette langue articulée est proche des techniques du rap, un univers auquel on adhère immédiatement, qui libère les mots de leur signification première et crée des distorsions fascinantes pour un musicien. C'est pour cette raison que je ne peux plus envisager d'écrire en dehors du texte, d'écrire dans l'abstraction.

    Quand je reçois un texte de Bernard Noël, il n'y a pas d'ombre, et dans ses vers, vous traversez des couches de lumière. Mais cette lumière n'éclaire pas tout, et lorsque vous croyez avoir compris ce qu'elle vous masque, vous vous apercevez qu'il y a là une multitude de sens possibles. Comment les saisir ? Je n'ai que des sons pour le dire



    Représentation au Théâtre du Châtelet les 16,19,22 mai 2001)
    Direction musicale : Pascal Rophé
    Mise en scène : Stanisolas Nordey
    Orchestre Philharmonique de Strasbourg – Septuor du Conservatoire National de région de Strasbourg – Choeur de l'Opéra du Rhin.
    Avec Jia-Lin Zhang (Héloïse), Peter Savidge (Abélard), Anna Burford (Roswita), René Schiffer (Garlande), Jonny Maldonado (Fulbert), Maja Pavlovska (Choryphée).

     

    Le 17/05/2001
    Françoise MALETTRA


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