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ENTRETIENS 20 avril 2024

Entretien avec Jordi Savall

Le 09/06/2001
Propos recueillis par Eric SEBBAG
 



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    Beaucoup de musiciens ne sont pas satisfaits de leur destin discographique, mais rares sont les téméraires qui décident de l'assumer. Jordi Savall est de ceux-là. Entretien.

    © Eric Sebbag




    Question de motivation ou de temps, rares sont les artistes qui s'intéressent à l'intendance. C'est sans doute pour cela que les fonctions de musicien et d'éditeur sont généralement dissociées, pourquoi vouloir les réunir ?


    Le fait est que je ne conçois pas de rupture nécessaire entre le processus créatif qui inclut la recherche des manuscrits, le déchiffrage, la constitution du texte, la mise en place du jeu, les concerts, l'enregistrement et son aboutissement en tant qu'objet discographique.

    Voici déjà dix ans, au cours d'une discussion avec José Miguel Moreno alors membre d'Hespèrion XX, je me souviens d'avoir déjà évoqué le projet de créer une maison de disque. Il l'a réalisé bien avant moi avec Glossa.

     
    Tout cela suppose une structure et du temps dont un musicien ne dispose pas nécessairement ?

    Il y a évidemment des détails pratiques dont je n'entends pas m'occuper personnellement. En revanche, je suis toujours intervenu sur les décisions en matière de prise de son, de montage, jusqu'au choix de l'illustration de la pochette et des commentaires du livret. En définitive, seule une petite phase de la production ne me concernait pas : assembler et porter tous les éléments à l'imprimerie puis distribuer les disques.

    De fait, j'étais déjà producteur de la musique de “Tous les matins du monde”, j'ai simplement cédé les droits d'exploitation à Auvidis. J'ai conduit ainsi de nombreux autres projets, ce n'est donc pas tout à fait une nouveauté. De plus, nous disposons aujourd'hui d'une structure rodée à la gestion de trois ensembles pour plus de 90 concerts par an, le savoir-faire en ce qui concerne l'activité d'édition est très proche.

     
    Peut-on aussi considérer que vous n'étiez pas pleinement satisfait de votre collaboration avec les maisons de disque ?

    Maisons de disque ou pas, on n'est jamais totalement satisfait des disques qui sont publiés, quelles que soient les précautions que l'on prend, il y a toujours un détail qui échappe. Mais pour prendre l'exemple d'Astrée-Auvidis, je n'aurais pas collaboré pratiquement vingt ans avec eux si j'avais eu matière à récriminer. Pour moi, le problème est plus général et vaut en fait pour la relation de l'artiste avec n'importe quelle maison de disque : il s'agit en quelque sorte de la perte de paternité d'une création musicale.

    Sans parler des cessions de droits et des longues périodes d'exclusivité, les maisons de disque ont le pouvoir de différer indéfiniment la sortie d'un disque, voire de ne pas l'éditer, de l'éditer partiellement, de changer ou de mélanger l'ordre des pièces. Cela ne m'est pas arrivé récemment mais je me souviens d'un de mes premiers enregistrements de Battaglia et Lamenti chez Deutsche Grammophone. Lorsqu'il est paru, j'ai eu la surprise de découvrir un programme entièrement bouleversé : toutes les Battaglia d'abord, tous les Lamenti ensuite. Absurde ! Dès la troisième bataille, on était vaincu par les fanfares.

     
    Mais les rencontres entre les musiciens et les producteurs-éditeurs sont parfois très enrichissantes. Votre collaboration avec Michel Bernstein, fondateur d'Astrée, n'a-t-elle pas constitué une étape importante de votre carrière ?

    Bien sûr, Michel Bernstein a permis l'essor d'un ensemble de productions autour d'un répertoire nouveau, impliquant également une démarche de travail originale et la recherche d'une nouvelle esthétique sonore. Grâce à Astrée, nombre de musiciens dont je fus, ont été en mesure de produire un travail de très bonne qualité sur des répertoires novateurs.

     
    Dans ce cas, n'avez-vous pas été tenté de le suivre dans ses différentes expériences ?

    Lorsque Michel Bernstein a quitté Auvidis, nous étions déjà engagés contractuellement dans un certain rythme de production. Or ces productions impliquaient souvent plusieurs partenaires en plus de la maison de disque elle-même : des festivals, des mécènes
    Il était impossible de dénoncer tout cela à un moment où les relations entre Michel Bernstein et Auvidis se détérioraient. Trop d'éléments nous échappaient. C'est d'ailleurs pour cette raison précise que j'ai décidé de devenir producteur de “Tous les matins du monde”.

     
    Avez-vous jamais ressenti l'utilité d'un directeur artistique ? D'une oreille extérieure pour les enregistrements ?

    Une oreille extérieure avisée est toujours très utile, surtout si les oeuvres impliquent un grand nombre de musiciens. Toutefois, nous entendons toujours garder la responsabilité des décisions finales. Du temps d'EMI, celles-ci étaient souvent prises en charge par un jeune étudiant de musicologie qui n'avait pas participé à l'enregistrement et ignorait notre conception des oeuvres. Ce fut l'une des raisons de notre séparation.

     
    Vous avez déjà mentionné votre participation active dans les questions de prise de son, qu'attendez-vous d'une prise de son ? On rapporte même que vous assumez personnellement l'emplacement des micros


    Les techniciens du son, ou plutôt les " maîtres " du son comme je préfère les nommer, savent qu'un artiste a besoin de se reconnaître. Il y a en jeu des questions de proximité, de couleur, de naturel. Je préfère une restitution où l'on entend la corde frotter, siffler, où l'on perçoit le musicien respirer, chanter, éventuellement sangloter (rires) à une prise de son cliniquement parfaite. Un enregistrement doit être plein de vie. Les " maîtres " du son le savent, c'est pourquoi nous dialoguons toujours en parfaite harmonie sur ce terrain.

    D'ailleurs mes préoccupations ne se limitent pas à la technique. Tout ce qui peut influencer la musique à une importance : aussi bien la prise de son que le Zen ou les techniques de relaxation. Très jeune, j'ai eu en effet l'intuition que la maîtrise de son propre corps était indispensable pour avoir un beau son.

     
    Comment appréciez-vous la démarche de José Miguel Moreno qui a aménagé chez lui son propre studio d'enregistrement qu'il pilote seul avec une télécommande ?

    Question de caractère. Pour ma part, cela ne me conviendrait pas car dans ces circonstances, j'aime le dialogue avec autrui. De plus, une de mes philosophies a toujours été de trouver le lieu le plus approprié pour l'enregistrement d'un répertoire. C'est pourquoi nous avons enregistré les Vêpres dans l'église Santa Barbara où Monteverdi les a donnés pour la première fois. De même, presque tous mes enregistrements de musique française pour Viole ont pris place dans l'acoustique merveilleuse de la petite église de St Lambert des Bois, près de Versailles.

     
    Justement, tout bien considéré, la musique de Viole ne se jouait pas dans les églises mais dans les salons


    Cela dépend du pays et de l'époque. Les salons étaient pour les nobles, les églises pour le peuple. Mais si vous visitez les salons de Versailles, particulièrement ceux qui sont en marbre comme le salon Hercule, vous vous rendrez compte que ces acoustiques se ressemblent beaucoup.

    Cela dit, je n'espère pas restituer l'atmosphère d'une époque avec mes enregistrements. Il ne s'agit pas de figurer la projection d'une Viole sur assemblée emperruquée et vêtue d'habits encombrants. Encore une fois, c'est l'impression de naturel que je recherche. Or il y a des acoustiques où l'on peut être suffisamment à distance de l'instrument pour en saisir le relief, sans pour autant sacrifier à la clarté et à la richesse des harmoniques ; c'est le cas à St Lambert. D'une certaine manière, une bonne acoustique est une prolongation de l'instrument.

     
    Vous voilà désormais éditeur, qu'elle va être votre politique éditoriale ? Pourrons-nous entendre d'autres interprètes que Jordi Savall dans votre maison de disque ?

    Non, en ce qui concerne les trois ensembles, Montserrat Figueras et moi-même, nous avons largement assez de projets pour nous occuper bien au-delà de l'an 2000. De plus, il nous faudra faire nos preuves, y compris en ce qui concerne notre viabilité économique. Mais si nous y réussissons, on pourra naturellement l'envisager.

     
    Pourquoi avez-vous choisi la dénomination " d'Alia Vox " ?

    Conformément à la traduction latine, le sens de l'entreprise est la recherche d'une " Autre Voix ". Une voix qui veut être celle de l'interprète qui gère son propre travail. En effet, nous ne créons pas une maison de disque pour satisfaire de simples ambitions commerciales, il est plutôt question d'une idée d'autogestion : nous sommes des musiciens qui récupèrent leur outil de production.

     
    En tant qu'éditeur désormais comme en qualité d'interprète, comment considérez-vous l'objet disque : est-il comparable à une sorte de livre construit pas à pas, retouché, raturé en fonction d'un projet global ; ou est-ce au contraire la photographie d'un instant, un document nécessairement daté ?

    Dans mon esprit, c'est un peu les deux en même temps. C'est à la fois une construction minutieuse que l'on édifie brique par brique en même temps que l'aboutissement d'un travail déjà expérimenté en concert, mais dès l'instant que la gravure est faite, le disque se transforme ipso facto en document.

    Toutefois, si le disque est pour moi l'aboutissement du concert, le travail effectué pour l'un et l'autre est bien différent. En concert, il s'agit d'abord d'établir une communication aussi directe que possible avec l'auditeur et de lui donner des éléments suffisamment marquants pour prolonger le souvenir du concert. Le disque lui est son propre souvenir, on ne peut donc se permettre une telle projection. Il faut laisser des zones d'ombre, des non-dit, comme dans un poème.

    Mais le plus beau des poèmes doit se terminer et je ressens toujours avec angoisse le moment où je ne pourrais plus le changer. C'est ici que le disque redevient un document daté. Évidemment, il n'est pas interdit de réécrire le poème

     
    Face aux enregistrements, comment appréciez-vous l'attitude des musiciens réfractaires tel Celibidache, ou indifférents comme Casals ?

    Bien sûr, un certain temps écoulé après l'enregistrement, le musicien peut avoir la sensation d'être trahi par ses disques. Il faut l'accepter ou les refaire. Mais le prix que le musicien paye est largement compensé par le plaisir que certains auditeurs ne pouvant aller au concert vont en retirer. Je l'espère en tout cas.

    En ce qui concerne Celibidache, il refusait peut-être le disque mais il a participé à de nombreux enregistrements pour la télévision. Pourquoi opérer une distinction entre ces deux médias ?
    Pour Casals, les données du problème sont différentes. À son époque, les techniques de restitution étaient si imparfaites que je comprends facilement son indifférence. Ce n'est plus pareil aujourd'hui, la technique procure une image sonore beaucoup plus proche de la réalité.

     
    Du moyen-âge à Beethoven, allez-vous encore étendre votre ambitus de répertoire ?

    Nos premiers enregistrements ont été marqués par la volonté précisément de ne pas être marqué : de Ortiz à Bach en passant par Marais, Couperin ou les chants Séfarades et Scheidt
    notre approche se voulait d'emblée éclectique. Je trouve étonnant de constater à quel point on veut " punir " les musiciens dans un seul répertoire. En revanche, je n'ai pas été très surpris de la réaction de votre revue à notre enregistrement de la troisième symphonie de Beethoven. Il est normal qu'une vision si radicalement différente suscite des critiques aussi extrêmes. Ceci dit, d'autres critiques de par le monde ont plutôt été plus positives ce qui me réconforte quant à la possibilité de faire de nouvelles expériences et de remettre en question les certitudes.

     
    Pour recréer les musiques du passé, il faut être aussi un peu compositeur, n'avez-vous jamais été tenté par la composition ?

    Je n'ai jamais éprouvé le besoin de composer in abstracto. Mais il est certain qu'une bonne partie du répertoire que nous abordons suppose un travail créatif si important qu'il devient quelquefois difficile de savoir où commence la fantaisie et où se termine l'investigation.

    Pour le manuscrit du chant de la Sibile Galicienne par exemple, la source est juste une simple mélodie. Or notre travail sur les choeurs est assez proche de certaines compositions d'Arvo Pärt. Cependant, notre vision s'appuie exclusivement sur des hypothèses historiques, sur l'emploi de faux-bourdon, de lignes ornées, etc.. Ne négligeons pas non plus l'importance de l'improvisation. J'en veux pour preuves certaines recommandations de Francisco Guerrero : dans le cas où un musicien doublait la partie d'un chanteur, il réclamait que les deux n'improvisent pas ensemble ! Un seul lui paraissait suffisant. Or, on n'a jamais entendu un motet espagnol de cette époque interprété comme cela.

     
    Il y a actuellement une polémique qui circule autour de certaines pièces signées de votre nom pour la musique de “Tous les matins du monde”. La rumeur prétend que ces pièces seraient de Ste Colombe Le Fils ? Est-ce parce que dans la fiction de Pascal Quignard, Ste Colombe n'a pas de fils ?

    La seule pièce qui porte ma signature dans " Tous les matins du Monde " est le " Prélude pour M. Vauquelin ". Elle a pris forme pendant l'enregistrement en tant qu'improvisation en sol mineur. Elle a été développée sur des séquences harmoniques et ornementales caractéristiques de la musique française du XVIIe pour Viole, et particulièrement celle de Marais, Demachy, et bien sûr Ste Colombe père et fils. Les coïncidences ponctuelles sont possibles mais partielles et totalement fortuites.

    En ce qui concerne la " Fantaisie en mi mineur ", j'ai mentionné “Anonyme du XVIIe " parce que dans la copie du Prélude dont je disposais n'était pas signée. Ce n'est que par la suite en consultant le manuscrit complet que j'ai découvert la signature à la fin du menuet de la suite.

     
    Comptez-vous enregistrer cette musique et refaire des enregistrements pour Viole seule ? Quid des pièces récemment redécouvertes de Marin Marais et par ailleurs de vos transcriptions de Bach qui demeurent très attendues des amateurs ?

    Le répertoire de Viole soliste n'est peut-être pas le plus intéressant, le plus approfondi. Il était beaucoup basé sur l'improvisation et pose beaucoup de problèmes si l'on veut éviter de le trahir.
    En ce qui concerne Marin Marais, il n'y a pas assez de pièces solistes pour enregistrer un disque. À mon avis d'ailleurs, les pièces notées pour une seule Viole dans un manuscrit étaient faites pour être accompagnées avec une basse continue. C'est pourquoi je me pose beaucoup de questions sur Ste Colombe le Fils
    Quant à Bach, il faut garder les meilleures choses pour la fin.

     
    Avec le recul, comment considérez-vous l'incroyable succès de “Tous les matins du monde”, classé pendant cinq mois juste après Michael Jackson au Top 50 ?

    Je l'ai reçu comme une divine surprise, ensuite de quoi je me suis beaucoup amusé. On m'invitait dans certaines émissions en compagnie des chanteurs de musique pop
    Aujourd'hui, je garde le souvenir d'une formidable expérience et la sérénité du musicien qui n'a fait aucun compromis. Nous avions choisi les musiques les plus austères, les moins spectaculaires. De plus, je suis ravi de découvrir que tous ces jeunes gens pour qui ce répertoire a constitué une totale nouveauté viennent désormais nous entendre en concert ; ce, jusqu'à Sydney ou Taïpei et partout dans le monde.

     
    Mais la volonté actuelle de restituer les musiques du passé sans le réinterpréter au goût du jour n'est-elle pas un signe de décadence ?

    Au contraire, c'est pour moi un signe de renaissance. À mon sens, la musique au XVe et XVIe n'a pas connu un mouvement de renaissance comparable à l'architecture ou la peinture. Tous simplement parce que les contemporains ne pouvaient pas l'admirer aussi facilement qu'un édifice ou une fresque. C'est aujourd'hui seulement que nous sommes en mesure d'entendre facilement les chef-d'oeuvre des créateurs du passé.

    Par ailleurs qu'il s'agisse d'une chanson de troubadour, une messe de Machaut, un madrigal de Monteverdi, un Air de Bach ou de Schubert, je pense que ces musiques gardent toujours la même actualité, la même force que si elles venaient d'être composées. Je n'ai d'ailleurs jamais cru, comme Stendael, à cette idée qu'il y aurait un progrès dans l'art, et par conséquence que les oeuvres du passé deviennent inaudibles et obsolètes avec l'âge.

    Ici réside à mon avis une faiblesse de la musique contemporaine, qui le plus souvent refuse l'héritage de plus 1000 ans d'histoire. Paris a beau abriter d'extraordinaires monuments historiques, ce n'en est pas moins une ville absolument contemporaine.

    Propos recueillis par Eric Sebbag


    Entretien déjà publié dans le magazine Répertoire

     

    Le 09/06/2001
    Eric SEBBAG


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