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ENTRETIENS |
19 avril 2024 |
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Dans votre livre Ma voix et moi (1), vous inventez un dialogue avec votre voix, laquelle vous reproche de la fatiguer, parce que vous parlez trop. Et vous lui répondez : " Tu oublies un peu vite les longues journées muettes qui précèdent le concert ". J'imagine alors avec quelle jubilation, lorsque vous avez quitté la scène, vous avez pu parler, rire, dormir la fenêtre ouverte, sortir
Ah oui ! d'autant qu'avant je ne parlais pas dans ma tessiture (d'où le reproche de la voix), mais sur mon timbre naturel, contrairement aux ténors par exemple, qui en toutes circonstances placent leurs voix. Ridicule ! En revanche, je me bouchais le plus souvent possible les oreilles avec les célèbres petites boules, pour m'isoler du bruit. Comment vous expliquer ma joie quand, une nuit, j'ai entendu mon mari qui parlait en rêve ! Quand j'ai pu me saouler du bruit de la rue, du vent, de l'orage. C'est à ce moment-là que j'ai commencé à enseigner. |
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Sans réticences ?
La vérité est que je ne voulais pas travailler avec des débutants. C'est une énorme responsabilité. Chaque élève a sa propre morphologie osseuse, musculaire, acoustique. Il faut s'adapter, rechercher les meilleures stratégies. Ma mère l'a fait pour moi, et je sais quels risques elle a accepté de courir. Dans le cas où le matériau est beau, quand on est sûr qu'il peut évoluer, alors on fonce.
Dans le cas contraire, il faut faire comprendre que ce n'est pas la peine d'insister. Pourquoi entretenir un rêve impossible ? Lorsqu'une élève vient chez moi, j'essaye de la convaincre que se marier, avoir des enfants, c'est aussi formidable que de chanter. Et j'échoue la plupart du temps, tout en sachant qu'il faudra très vite que je prenne une décision, positive ou négative. Aussi, je ne donne des cours qu'à des artistes déjà formés, et seulement pour les préparer à des rôles précis.
Ce qui m'intéresse, c'est de développer le phrasé, la beauté du son, et puis de donner " le coup de vernis ". Il m'arrive de devoir corriger la technique qui souvent est très mauvaise. La technique, vous savez, ce sont les pieds sur lesquels repose la table. S'ils ne sont pas parfaitement stables, tout bouge et se défait. On chante quelques années, et c'est terminé. |
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Quels sont les plus graves défauts que vous rencontrez dans ce domaine ?
La respiration et la voix de tête. Je dis toujours que l'on doit accrocher la voix très haut, comme on la ferait d'un linge précieux sur une corde, et puis laisser tomber le linge. Alors vous ouvrez la bouche, vous donner le maximum du son, et tout le corps se met en mouvement. C'est essentiel. On laisse beaucoup trop chanter les élèves avec leur voix naturelle, et ça ne marche pas si on veut entrer dans notre profession. |
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Je vous ai souvent entendu leur dire : " Je peux faire quelque chose pour vous, mais je ne peux pas tout ". Et vous insistez sur le travail sur soi, très intime, qu'ils doivent absolument envisager, faute de quoi point de merveille
C'est une question d'expérience de la vie. Que sait-on, vraiment, à vingt ans de l'amour ou de la souffrance, qui soit assez fort pour être exprimé dans un lied ou dans une mélodie ? L'imagination ne suffit pas. Si vous chanter Marguerite au rouet, en oubliant que le premier baiser reçu de Faust est celui d'un homme qui a pactisé avec le diable, alors adieu l'extase ! Il faut se cultiver, lire, savoir ce que recèle un poème, se le raconter, affabuler et essayer
de le vivre en soi, avant de penser Ă l'exprimer. |
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Revendiquez-vous toujours une liberté totale de l'interprétation ? Vous citiez Goethe : " la singularité de l'expression est le début et la fin de toute chose "...
Liberté totale, oui, à condition qu'elle ne nuise ni au bon goût, ni au compositeur. Les chanteurs doivent être des exhibitionnistes, ils doivent s'ouvrir, ne jamais avoir peur du public. Entrer pendant deux ou trois minutes dans l'univers sensible d'un poème, pour se l'approprier, c'est une expérience extraordinaire. C'est tout de même plus excitant qu'un air d'opéra où le texte est souvent stupide, où l'on répète dix fois " je t'aime " sans y croire un instant.
Aujourd'hui, vous avez, d'une part, ceux que l'on appelle les grandes voix, disons les trois Ténors, et de l'autre, les chanteurs qui exploitent le magnifique répertoire du lied : c'est comme exposer des posters à côté d'une collection de miniatures. Imaginez un lied d'Hugo Wolf qui ne dure qu'une minute, une minute pour faire rire ou pleurer, pour être en harmonie complète avec le public. Bien sûr, qu'il faut de l'impudeur pour l'oser. |
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Vous avez enseigné longtemps à l'Ecole de chant de l'Opéra de Paris. Vous n'êtes pas tout à fait d'accord avec le statut des jeunes chanteurs qui y sont admis, et parfois pas très tendre
Ils sont trop gâtés. Ils ont les meilleurs chefs de chant, des conditions exceptionnelles, on les paye, ils n'ont donc qu'à chanter, mais ils manquent cruellement d'initiative personnelle. Vous trouvez normal qu'une jeune cantatrice se présente avec un seul lied de Brahms et qu'en plus il lui faille la partition ? Non. Par coeur, s'il vous plaît ! Voilà , le problème est qu'on ne travaille pas assez. On attend tout du professeur, on ne fait rien par soi-même et pour soi-même. Vous me trouvez injuste ? Écouter, à vingt ans, je savais par coeur une vingtaine de rôles et quantité de lieder. Dans un opéra, il n'y a pas que les grands airs qui comptent, mais le rôle entier, avec les duos, les trios, les ensembles concertants. Or, ils ne les connaissent pas. Qu'arriverait-il si on leur proposait de remplacer une artiste au pied levé ? Ils passeraient à côté de leur chance. C'est très grave. |
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Comment, alors, communiquer le bonheur de produire le son soi-même, de l'entendre, d'apprendre à le reconnaître, de le moduler à l'infini ?
Ma mère me disait : " si tu chantes la pluie, le son doit le dire, si tu chantes le soleil, il doit irradier dans ta voix ". Il faut toujours avoir quelqu'un à ses côtés qui vous répète : essaye ça, un peu plus clair, un peu plus doux, un peu plus sombre, cherche les couleurs, fixe ta propre palette, et sois heureux, heureux, de le faire. Il faut uniquement penser au chant, oublier tout, s'extraire de la réalité, être en même temps le son et le mot, n'être qu'expression. |
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Vous avez tellement savouré ces moments-là . Comment vous résignez-vous à ne plus les vivre ?
Ce qui me manque, par exemple, c'est ce lied d'Hugo Wolf, Le tombeau d'Anacreon, c'est le Mahler de la deuxième symphonie, de la troisième, du Chant de la terre: c'est d'être noyée dans l'orchestre, avec le son sur moi, en moi, avec une satisfaction physique presque érotique. Pour retrouver cette sensation, il m'arrive d'écouter un enregistrement très fort, trop fort peut-être
Rien d'autre qu'une très douce nostalgie.
(1) Ma voix et moi de Christa Ludwig et Françoise Tillard, 364 pages, Les Belles lettres : Archimbaud (Hors Collection) ; ISBN : 2251752013 (parution : 8 novembre 1996)
4 disques pour découvrir l'art de la mezzo :
-Gustav Mahler : Le Chant de la terre, avec Fritz Wunderlich et le Philharmonia Orchestra dirigé par Otto Klemperer, Emi
- Gustav Mahler : Symphonie n° 2 " Résurrection " avec Ileana Cotrubas et l'Orchestre philharmonique de Vienne dirigé par Zubin Mehta, Decca Legends
-Coffret " Les introuvables de Christa Ludwig ", avec Gerald Moore et Geoffrey Parsons (pianos), Emi
-Lieder & extraits d'opéras, oeuvres de Schumann, Brahms, Mahler, Strauss, Rossini et Wagner, Orchestre du Deutsche Oper de Berlin dirigé par Heinrich Hollreiser, RCA Red Seal |
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