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ENTRETIENS 19 avril 2024

Christa Ludwig,
sa voix et elle

© Emi Classical

Christa Ludwig (© Emi Classical)

Elle est une de ces rares chanteuses qui ont su s'arrêter avant de trahir leur légende. Aujourd'hui, la divine mezzo-soprano est devenue une extraordinaire professeur de chant et surtout de style. À l'occasion des cours d'interprétation donnés début octobre au Musée d'Orsay, elle est passée à portée d'entretien.
 

Le 19/10/2002
Propos recueillis par Françoise MALETTRA
 



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  • Dans votre livre Ma voix et moi (1), vous inventez un dialogue avec votre voix, laquelle vous reproche de la fatiguer, parce que vous parlez trop. Et vous lui rĂ©pondez : " Tu oublies un peu vite les longues journĂ©es muettes qui prĂ©cèdent le concert ". J'imagine alors avec quelle jubilation, lorsque vous avez quittĂ© la scène, vous avez pu parler, rire, dormir la fenĂŞtre ouverte, sortir


    Ah oui ! d'autant qu'avant je ne parlais pas dans ma tessiture (d'oĂą le reproche de la voix), mais sur mon timbre naturel, contrairement aux tĂ©nors par exemple, qui en toutes circonstances placent leurs voix. Ridicule ! En revanche, je me bouchais le plus souvent possible les oreilles avec les cĂ©lèbres petites boules, pour m'isoler du bruit. Comment vous expliquer ma joie quand, une nuit, j'ai entendu mon mari qui parlait en rĂŞve ! Quand j'ai pu me saouler du bruit de la rue, du vent, de l'orage. C'est Ă  ce moment-lĂ  que j'ai commencĂ© Ă  enseigner.

     
    Sans réticences ?

    La vérité est que je ne voulais pas travailler avec des débutants. C'est une énorme responsabilité. Chaque élève a sa propre morphologie osseuse, musculaire, acoustique. Il faut s'adapter, rechercher les meilleures stratégies. Ma mère l'a fait pour moi, et je sais quels risques elle a accepté de courir. Dans le cas où le matériau est beau, quand on est sûr qu'il peut évoluer, alors on fonce.

    Dans le cas contraire, il faut faire comprendre que ce n'est pas la peine d'insister. Pourquoi entretenir un rêve impossible ? Lorsqu'une élève vient chez moi, j'essaye de la convaincre que se marier, avoir des enfants, c'est aussi formidable que de chanter. Et j'échoue la plupart du temps, tout en sachant qu'il faudra très vite que je prenne une décision, positive ou négative. Aussi, je ne donne des cours qu'à des artistes déjà formés, et seulement pour les préparer à des rôles précis.

    Ce qui m'intéresse, c'est de développer le phrasé, la beauté du son, et puis de donner " le coup de vernis ". Il m'arrive de devoir corriger la technique qui souvent est très mauvaise. La technique, vous savez, ce sont les pieds sur lesquels repose la table. S'ils ne sont pas parfaitement stables, tout bouge et se défait. On chante quelques années, et c'est terminé.

     
    Quels sont les plus graves dĂ©fauts que vous rencontrez dans ce domaine ?

    La respiration et la voix de tête. Je dis toujours que l'on doit accrocher la voix très haut, comme on la ferait d'un linge précieux sur une corde, et puis laisser tomber le linge. Alors vous ouvrez la bouche, vous donner le maximum du son, et tout le corps se met en mouvement. C'est essentiel. On laisse beaucoup trop chanter les élèves avec leur voix naturelle, et ça ne marche pas si on veut entrer dans notre profession.

     
    Je vous ai souvent entendu leur dire : " Je peux faire quelque chose pour vous, mais je ne peux pas tout ". Et vous insistez sur le travail sur soi, très intime, qu'ils doivent absolument envisager, faute de quoi point de merveille


    C'est une question d'expĂ©rience de la vie. Que sait-on, vraiment, Ă  vingt ans de l'amour ou de la souffrance, qui soit assez fort pour ĂŞtre exprimĂ© dans un lied ou dans une mĂ©lodie ? L'imagination ne suffit pas. Si vous chanter Marguerite au rouet, en oubliant que le premier baiser reçu de Faust est celui d'un homme qui a pactisĂ© avec le diable, alors adieu l'extase ! Il faut se cultiver, lire, savoir ce que recèle un poème, se le raconter, affabuler et essayer
    de le vivre en soi, avant de penser Ă  l'exprimer.

     
    Revendiquez-vous toujours une libertĂ© totale de l'interprĂ©tation ? Vous citiez Goethe : " la singularitĂ© de l'expression est le dĂ©but et la fin de toute chose "...

    LibertĂ© totale, oui, Ă  condition qu'elle ne nuise ni au bon goĂ»t, ni au compositeur. Les chanteurs doivent ĂŞtre des exhibitionnistes, ils doivent s'ouvrir, ne jamais avoir peur du public. Entrer pendant deux ou trois minutes dans l'univers sensible d'un poème, pour se l'approprier, c'est une expĂ©rience extraordinaire. C'est tout de mĂŞme plus excitant qu'un air d'opĂ©ra oĂą le texte est souvent stupide, oĂą l'on rĂ©pète dix fois " je t'aime " sans y croire un instant.

    Aujourd'hui, vous avez, d'une part, ceux que l'on appelle les grandes voix, disons les trois TĂ©nors, et de l'autre, les chanteurs qui exploitent le magnifique rĂ©pertoire du lied : c'est comme exposer des posters Ă  cĂ´tĂ© d'une collection de miniatures. Imaginez un lied d'Hugo Wolf qui ne dure qu'une minute, une minute pour faire rire ou pleurer, pour ĂŞtre en harmonie complète avec le public. Bien sĂ»r, qu'il faut de l'impudeur pour l'oser.

     
    Vous avez enseigné longtemps à l'Ecole de chant de l'Opéra de Paris. Vous n'êtes pas tout à fait d'accord avec le statut des jeunes chanteurs qui y sont admis, et parfois pas très tendre


    Ils sont trop gâtĂ©s. Ils ont les meilleurs chefs de chant, des conditions exceptionnelles, on les paye, ils n'ont donc qu'Ă  chanter, mais ils manquent cruellement d'initiative personnelle. Vous trouvez normal qu'une jeune cantatrice se prĂ©sente avec un seul lied de Brahms et qu'en plus il lui faille la partition ? Non. Par coeur, s'il vous plaĂ®t ! VoilĂ , le problème est qu'on ne travaille pas assez. On attend tout du professeur, on ne fait rien par soi-mĂŞme et pour soi-mĂŞme. Vous me trouvez injuste ? Écouter, Ă  vingt ans, je savais par coeur une vingtaine de rĂ´les et quantitĂ© de lieder. Dans un opĂ©ra, il n'y a pas que les grands airs qui comptent, mais le rĂ´le entier, avec les duos, les trios, les ensembles concertants. Or, ils ne les connaissent pas. Qu'arriverait-il si on leur proposait de remplacer une artiste au pied levĂ© ? Ils passeraient Ă  cĂ´tĂ© de leur chance. C'est très grave.

     
    Comment, alors, communiquer le bonheur de produire le son soi-mĂŞme, de l'entendre, d'apprendre Ă  le reconnaĂ®tre, de le moduler Ă  l'infini ?

    Ma mère me disait : " si tu chantes la pluie, le son doit le dire, si tu chantes le soleil, il doit irradier dans ta voix ". Il faut toujours avoir quelqu'un Ă  ses cĂ´tĂ©s qui vous rĂ©pète : essaye ça, un peu plus clair, un peu plus doux, un peu plus sombre, cherche les couleurs, fixe ta propre palette, et sois heureux, heureux, de le faire. Il faut uniquement penser au chant, oublier tout, s'extraire de la rĂ©alitĂ©, ĂŞtre en mĂŞme temps le son et le mot, n'ĂŞtre qu'expression.

     
    Vous avez tellement savouré ces moments-là. Comment vous résignez-vous à ne plus les vivre ?

    Ce qui me manque, par exemple, c'est ce lied d'Hugo Wolf, Le tombeau d'Anacreon, c'est le Mahler de la deuxième symphonie, de la troisième, du Chant de la terre: c'est d'être noyée dans l'orchestre, avec le son sur moi, en moi, avec une satisfaction physique presque érotique. Pour retrouver cette sensation, il m'arrive d'écouter un enregistrement très fort, trop fort peut-être
    Rien d'autre qu'une très douce nostalgie.


    (1) Ma voix et moi de Christa Ludwig et Françoise Tillard, 364 pages, Les Belles lettres : Archimbaud (Hors Collection) ; ISBN : 2251752013 (parution : 8 novembre 1996)





    4 disques pour découvrir l'art de la mezzo :

    -Gustav Mahler : Le Chant de la terre, avec Fritz Wunderlich et le Philharmonia Orchestra dirigé par Otto Klemperer, Emi
    - Gustav Mahler : Symphonie n° 2 " Résurrection " avec Ileana Cotrubas et l'Orchestre philharmonique de Vienne dirigé par Zubin Mehta, Decca Legends
    -Coffret " Les introuvables de Christa Ludwig ", avec Gerald Moore et Geoffrey Parsons (pianos), Emi
    -Lieder & extraits d'opéras, oeuvres de Schumann, Brahms, Mahler, Strauss, Rossini et Wagner, Orchestre du Deutsche Oper de Berlin dirigé par Heinrich Hollreiser, RCA Red Seal

     

    Le 19/10/2002
    Françoise MALETTRA


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