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ENTRETIENS 19 avril 2024

Boulez libère son double
© Marie Noelle Robert

Il y a beaucoup d'hommes dans un seul Pierre Boulez. On se souvient du polémiste-écrivain ou de l'homme de pouvoir. Mais depuis toujours, le chef empiète sur l'espace vital du compositeur. Au faîte de la gloire du premier, Boulez a décidé d'accorder une année sabbatique au second. Entretien sans fard.
 

Le 09/02/2002
Propos recueillis par françoise MALETTRA
 



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  • Pierre Boulez, vous avez décidé de prendre un certain recul avec la vie musicale, pourquoi ?

    C'était une nécessité impérative. Vous savez, les concerts, c'est essentiellement du dévouement aux autres. Attention ! J'aime diriger, j'aime le contact direct avec le matériau sonore, la transmission de la pensée musicale, mais il arrive un moment où après tant de concerts, on éprouve le besoin de repenser les choses pour soi. Plus je vais, plus j'ai conscience, oui, de cette urgence, alors que j'ai de moins en moins d'années devant moi.

     
    Quelles contraintes vous donnez-vous ?

    Toutes, et aucune : pas obligation, le confort, le calme. Enfin libre ! Cela dit, je sais exactement ce que je veux terminer, en particulier le cycle des Notations, trois ou quatre vraisemblablement, et j'organise mon emploi du temps avec une certaine flexibilité, en évitant le repos. Le repos me fait peur. J'ai le sentiment qu'il me met en danger. C'est la régularité du travail qui crée chez moi la richesse des idées. Je peux inventer des trajectoires nouvelles, en contournant le piège qui consiste à retomber dans d'autres, trop bien connues. La vraie source est dans cette continuité.

     
    Vous aimez ce travail d'artisans ?

    Infiniment. Passer une journée entière sur une seule page, extraire de l'idée tout ce qu'elle porte en elle, mettre au point la particella, et enfin s'attaquer à la mise en volumes et en espace, voir la maquette se développer et devenir l'édifice dont on avait rêvé. C'est pour moi un moment capital, qui exige une extrême concentration et permet beaucoup d'invention, car je dois souvent modifier les perspectives, le texte, trouver de nouveaux équilibres, de nouvelles solutions. C'est le moment où l'artisan, je crois, mérite le nom de créateur.

     
    Vos oeuvres restent-elles toujours en devenir ?

    Ce n'est pas nouveau, les peintres en ont donné l'exemple. Prenez le cas de Cézanne, relisez sa biographie. Il y a quelques fois dix ans d'écart avant l'achèvement définitif de certaines oeuvres, au point que la datation est très difficile entre les tableaux laissés en friche, repris, retravaillés, aboutis. Il faut laisser le temps agir, et un jour décider d'intervenir.

    Chez moi, c'est la même démarche. Dans la mesure où je suis l'interprète de ma propre musique, je sais ce qui peut l'augmenter, la faire proliférer. Il y a des oeuvres qui n'ont pas terminé leur développement et il faut l'admettre. Comme Anthemes II qui au départ était une pièce assez courte pour violon, et dont l'électronique m'a permis de conduire le matériau initial vers d'autres évolutions.

     
    Aujourd'hui beaucoup de compositeurs deviennent adeptes de ce que l'on appelle " la nouvelle simplicité ", marquée par une forte attraction consonante ou tonale. Comment analysez-vous cette situation ?

    Pour moi, ce n'est ni plus ni moins qu'un phénomène de réaction à la période précédente. Et ce n'est pas nouveau. On a toujours été abreuvé de situations comme celle-ci. Mais revenir en arrière en se disant qu'on est allé trop loin, c'est un symptôme de grande fatigue et un manque total d'imagination, parce qu'on ne revient jamais en arrière sans en payer le prix.

    Quand Stravinsky l'a fait, par exemple, ses oeuvres ont été beaucoup plus faibles que celles écrites dans l'aventure. Même chose pour Kandinsky ou Mondrian, dont les toiles des années 1910-1915 sont bien plus fortes que celles d'après-guerre où elles sont revenues à une géométrie restrictive. Sans parler du retour de Schoenberg au néo-classique dans les années trente. Il me semble qu'avec le recul, notre époque aurait pu retenir la leçon.

     
    Vous parlez de fatigue, mais cela ne ressemble-t-il pas souvent à un rejet pur et simple ?

    Peut-être, mais dites-vous que la génération qui suivra réagira exactement dans le sens contraire. Elle dénoncera cet abîme de simplification. Vous savez, les oeuvres qui durent sont celles qu'on ne déchiffre pas en une seule écoute. Non pas qu'elles laissent des questions sans réponse, mais parce qu'elles gardent un certain mystère. Et puis ce sont des oeuvres pour lesquelles les interprètes de haut niveau s'engagent, ceux qui sont passionnément intéressés par leur époque, et qui ont besoin de cette combativité. Personne ne s'engage pour défendre une pièce que l'on saisit à la première lecture et qui ne livre rien.

     
    Pensez-vous qu'il y a aujourd'hui une volonté de séduction immédiate de la part des compositeurs, une volonté de regagner un public jugé " sacrifié " par la musique de ces cinquante dernières années ?

    On peut croire que l'on séduit et c'est faux. Que ça plaise tout de suite, non. Impossible. Adieu ! Il y a une séduction plus profonde, plus complexe, celle du sens, et d'une sensualité qui peut aller très loin. Selon moi, le reste, c'est du ripolin passé sur un vieux mur. Et ça, franchement ça ne me tente pas. Aujourd'hui, on a à faire à des lieux qui sont inadaptés pour une réelle théâtralité contemporaine. On ne pourra pas indéfiniment produire dans des salles à l'italienne. Je ne dis pas que je n'utilise pas le cadre frontal pour certains concerts. Je m'en accommode, parce que je n'ai rien d'autre. Mais si je donne Repons, je m'y refuse, car ce serait de la folie. Vous comprenez pourquoi j'ai tellement milité pour l'architecture souple et ouverte de la grande salle de la Cité de la Musique ?

     
    C'est avant tout cette question du lieu qui vous fait renoncer à toute idée d'écrire un opéra ?

    C'est une des raisons majeures. Donc, je persiste et signe.

     
    L'autre raison serait-t-elle la nature du travail avec le metteur en scène, qui se traduit trop souvent par un épuisant rapport de force ?

    En ce qui me concerne, le problème n'existe pas. J'aime collaborer avec certains d'entre eux, quand ils prouvent qu'ils ont plus d'imagination que moi dans ce domaine. Mais ce qu'ils doivent bien savoir, c'est ceci : une mise en scène qui prend en compte les préoccupations d'une époque, d'une société – et elle a les meilleures raisons de la faire – est condamnée à se démoder très vite. Elle est de l'ordre du provisoire. L'oeuvre musicale, elle, est de l'ordre de la permanence.

     
    Mais en qualité d'interprète, de vos propres oeuvres et de celles des autres, la question du public vous préoccupe ? Ou assez peu finalement ?

    Deux questions me posent problème : Qu'est-ce que le public ? Là, je n'ai pas de réponse. Qu'est-ce que le public perçoit d'une oeuvre nouvelle ? Je tente d'y répondre. Je travaille sur le geste, qui indique et porte le texte musical, et j'adapte ce geste au texte. Il y a tellement d'inconnues dans une création qu'on ne peut jamais savoir si le texte a été fondamentalement respecté. Tout dépend tellement de l'engagement des musiciens, de l'acoustique de la salle, de toute une enveloppe extérieure, pour ne pas parler d'environnement, qui fera ou non passer le message. Croyez-moi, ce n'est pas de tout repos !

     
    Êtes-vous toujours aussi combatif ?

    Écoutez, j'ai toujours fait ce que je pensais être utile et surtout indispensable. Il y avait des obstacles à vaincre. J'ai voulu les affronter. Il y a eu polémique autour de moi, Et alors, y aurait-t-il une raison valable pour ne pas exprimer son opinion quand on l'estime nécessaire ? En tout cas, s'il me reste un combat à mener, c'est celui de la création d'une grande salle de concert à Paris. C'est-à-dire l'achèvement de la Cité de la Musique, dont j'ai toujours dit qu'elle était unijambiste. Prétendre le contraire est un raisonnement coupable. Si on ne le fait pas maintenant, bientôt ce sera trop tard. Je ne parle pas des choses qui ont été ratées parce que faites trop tard ! La pire des attitudes est chez ceux qui s'esquivent devant une telle nécessité.

     
    Restez-vous optimiste ?

    J'ai des arguments pour le battre. Je veux, et je vais me battre, en employant tous les moyens à ma disposition.

     
    Enfin, j'allais presque oublier de vous demander si vous êtes un homme comblé ?

    C'est une question que je ne pose pas, car pour moi elle est superflue par rapport à l'existence. Il y a une statistique de la vie qui fait que, heureux ou malheureux, on se contente de vivre, et c'est tout.

     


    Lire aussi la critique de son dernier enregistrement Stravinsky
    Et aussi son Chant de la Terre, son dernier Varèse ou son dernier Schœnberg

     

    Le 09/02/2002
    françoise MALETTRA


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