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ENTRETIENS 19 avril 2024

Eugène Green,
l'homme baroque

© Eric Sebbag

© Eric Sebbag

Le renouveau de la musique baroque a largement remis en question l'interprétation des musiques du passé, en revanche, les gens de Théâtre ont refusé d'accomplir la même démarche de remise en cause de leurs pratiques. Tous sauf un, Eugène Green est de ceux qui peuvent rendre une pièce de Corneille aussi surprenante et exotique qu'une geste du Mahabharata.
 

Le 14/01/2003
Propos recueillis par Eric SEBBAG
 



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  • Pour entamer un dossier sur la mise en scène aujourd'hui, Altamusica a conviĂ© l'un des seuls Ă  avoir jamais tentĂ© des reconstitutions de Théâtre et d'OpĂ©ras suivant les pratiques des XVIIe et XVIIIe siècles, Ă©clairage Ă  la bougie compris. Naturellement, comme pour les musiciens avec les instruments anciens, la rĂ©flexion d'Eugène Green va bien au-delĂ  de l'utilisation des dĂ©cors et accessoires du passĂ©.

    Ce qui est d'abord saisissant dans son entreprise est sa reconstitution de l'art de la déclamation au XVIIe. Un disque tout juste publié chez Alpha donne une idée de son travail sur ce point, il s'agit du Sermon sur la Mort de Bossuet, édité par Alpha (référence : Alpha 0920).



    N'étant pas en mesure de poursuivre ses travaux sur le théâtre et l'opéra baroque, faute de moyens, Eugène Green a publié l'an passé un ouvrage qui résume l'état de ses investigations, il s'agit de " La Parole Baroque " chez Desclée de Brouwer.



    Aujourd'hui, Eugène Green se consacre plus particulièrement au cinéma, après le succès critique de son film " Toutes les nuits ", il a achevé cet été le tournage d'un second long métrage. Pour Altamusica, il explique sa conception des liens entre théâtre, déclamation, musique et cinéma.

     
    Eugène Green, comment caractĂ©riseriez-vous le théâtre ancien ?

    De la Grèce antique à la Renaissance en passant par le Moyen ge, le théâtre a toujours été conçu comme un lieu du Sacré où le rituel est à la base de la représentation théâtrale.

    Le théâtre était fondé sur une représentation reconnue et assumée aussi bien par l'acteur que par le public. Or dans le théâtre moderne, qui commence au XVIIIe, cette conception de la représentation est totalement absente. Le but d'une représentation réussie est le moment où le spectateur et l'auteur oublient la représentation.

    Au XXe, on a abouti à une notion du théâtre où la présence du spectateur ne participe plus à la représentation. Quant à l'acteur, jouer de profil ou de dos au public relève d'une conception du théâtre qui était inconnue au XVIIe, période à laquelle s'est effectuée une rupture très nette.

     
    La sĂ©quence d'Ariane Mnouchkine dans le fameux film " Molière " donne-t-elle une idĂ©e juste de ce que pouvait ĂŞtre le théâtre en ce temps-lĂ , ou est-ce une caricature ?

    Cette séquence fait effectivement souvent référence. Mais elle est avant tout une parodie du mauvais théâtre baroque, une invention hystérique et post soixante huitarde. Ce n'est pas fondé historiquement. Comprendre le théâtre du XVIIe impose de dépasser plusieurs clichés, nés sous une forme embryonnaire au XVIIIe, développés au XIXe, et devenus vérités historiques au XXe.

    Néanmoins, ce film révèle l'opposition absolue entre le style de l'Hôtel de Bourgogne – qui joue des tragédies — et la troupe de Molière qui interprète des comédies. Ces deux compagnies étaient rivales pour la faveur du Roi, et se livraient à une guerre de pouvoir.

    Dans cette fameuse scène oĂą Molière imite des comĂ©diens, la critique qu'il leur adresse est d'utiliser des moyens gestuels et dĂ©clamatoires qui ne sont pas en rapport avec la passion qu'ils veulent exprimer ou avec le texte qu'ils disent. Alors que Montfleury utilise un ton emphatique et tragique pour un raisonnement cĂ©rĂ©bral et politique, Mlle Bochon adopte un air mondain et souriant dans un passage qui lui, est tragique.

    Or à cette époque, on devait exprimer le tragique avec passion et douleur et non avec emphase. À vrai dire, les formes stylistiques de l'interprétation étaient communes aux deux compagnies, mais n'interprétant pas le même répertoire, le résultat sur la scène était forcément différent.

     
    Comment a pris forme l'aventure de votre reconstitution du mode d'interprĂ©tation baroque ?

    J'ai commencĂ© par des recherches " scientifiques " Ă  la fin des annĂ©es soixante-dix que j'ai mises de suite en pratique. Je n'en Ă©tais qu'Ă  un stade embryonnaire et encore très expĂ©rimental. NĂ©anmoins, le style d'interprĂ©tation qui en dĂ©coule change dĂ©jĂ  radicalement de ce que l'on a l'habitude de voir dans le rĂ©pertoire de cette Ă©poque.

    Il en va de même pour beaucoup d'interprètes de la musique baroque à qui je reproche également de nombreux contresens car ils se limitent à des aspects purement extérieurs et formels sans chercher à leur donner un sens. J'ai bien sûr commencé par appliquer des techniques formelles. Le résultat est intéressant mais ne s'arrête pas là.

    Pour que l'interprétation soit plus vivante et le jeu des comédiens plus expressif, j'ai fait des recherches sur toute la civilisation des XVIe et XVIIe. Je voulais cerner quelles sont ces formes anciennes, et si elles ont toujours une signification pour nous. Grâce à ces recherches, j'espère avoir insufflé un esprit beaucoup plus vivant dans la représentation.

     
    Le public est-il rĂ©ceptif Ă  votre travail ?

    Mon travail a Ă©tĂ© reçu difficilement. Premièrement, je n'avais pas les moyens d'attirer la foule et d'annoncer mes reprĂ©sentations qui se donnaient donc dans un cadre assez confidentiel. Deuxièmement, j'ai constatĂ© une rĂ©action nĂ©gative chez deux types de personnes : les hommes de théâtre pour qui c'Ă©tait un sacrilège, et les universitaires.

    Depuis mes débuts, le vent a tourné. Le public vient de plus en plus nombreux, enthousiaste, et une large part d'universitaires a été touchée. Les gens qui rejetaient mon interprétation pensaient qu'elle était fausse. Malgré mes recherches longues et sérieuses, j'ai souvent dû argumenter l'intérêt de mes représentations.

    Si la reconstitution est Ă  100 % fidèle de celle de l'HĂ´tel Bourgogne mais qu'elle ne touche pas le public, qu'elle est simplement un exercice archĂ©ologique, alors elle n'est intĂ©ressante que pour des universitaires. Si c'est Ă  100 % faux mais que le public est Ă©mu, c'est alors tout Ă  fait valable comme dĂ©marche artistique. Je ne prĂ©tends pas dĂ©tenir l'exacte interprĂ©tation, et prĂ©sente mon travail comme une dĂ©marche d'abord artistique.

     
    Quelles sont les particularitĂ©s de l'interprĂ©tation baroque ?

    En premier lieu viennent les notions de rythme et d'intonation du texte, plus saisissables dans une écriture en vers qu'en prose. Il est primordial de suivre le rythme imposé par la rhétorique et la forme mêmes du texte. L'intonation est quant à elle musicale.

    Je l'ai reconstituée en la comparant à l'écriture musicale du récitatif baroque dont le dessein est d'imiter par des procédés musicaux la parole déclamée. D'où la même importance accordée à certains mots, à la continuité du discours et aux éléments du discours à commencer par le vers.

    Puis, doit être reconsidérée l'utilisation du corps. La gestuelle, à la différence du théâtre contemporain, n'est pas psychologique. Ce sont des gestes de rhétorique, mettant en valeur les paroles du discours et les affects mais toujours à partir du mot et non de la musique. L'art de l'acteur résidait dans la maîtrise de cette gestuelle rhétorique.

     
    On dit que cette gestuelle Ă©tait utilisĂ©e Ă  des fins de vulgarisation pour les personnes illettrĂ©es : qu'en pensez-vous ?

    D'une manière générale, le geste est là pour renforcer la parole, pour lui donner plus d'énergie et de clarté. Pour des gens qui avaient moins de culture littéraire, cette gestuelle facilitait la compréhension du texte. Le geste correspond à une parole précise, mais il la précède. L'impression visuelle est la première, se précisant ensuite par le mot.

    Après, ce qui distingue le jeu d'un acteur baroque du jeu d'un acteur moderne, c'est une certaine maĂ®trise de " l'Ă©nergie " (autrement dit, la cohĂ©rence entre la gestuelle et l'esprit). Je l'ai restaurĂ©e Ă  partir d'Ă©lĂ©ments europĂ©ens et du théâtre classique d'ExtrĂŞme Orient oĂą je constate que c'est la mĂŞme utilisation de l'Ă©nergie que dans l'interprĂ©tation baroque.

    L'acteur doit maîtriser à la fois son être spirituel et corporel, et en faire un tout où il disparaît au service de l'oeuvre (n'oublions pas la dimension sacrée du théâtre à cette époque), pas exhiber son nombril. Le problème, c'est qu'aujourd'hui on sacralise les acteurs et non les oeuvres

     
    Vous avez aussi beaucoup travaillé sur la prononciation, qui elle-même a évolué ?

    La prononciation est l'un des éléments formels le plus typique du théâtre baroque. Dans la langue française, elle a connu une nette évolution au cours du XVIIe. On appliquait dans la déclamation une prononciation spéciale, totalement différente de la langue parlée quotidiennement.

    Certains éléments de cette prononciation étaient aussi " exotiques " pour les gens de l'époque que pour nous, mais avaient un sens. Un parallèle avec le style déclamatoire des discours de certains hommes politiques du XXe (Malraux, de Gaulle) amène à la constatation suivante : c'est dans le discours public que se sont conservés le plus d'éléments de la déclamation ancienne.

    Au XVIIe la déclamation, était un " Art " appliqué dans trois domaines : le barreau (discours juridique et politique), la chaire et la scène (théâtre et art lyrique). C'est bizarrement sur la scène que s'est perdu le plus vite ce style déclamatoire.

    Même s'il y a un grand décalage entre le discours familier et la déclamation, cette dernière donnait à la parole une valeur sacrée qu'elle n'avait pas dans le discours ordinaire. La manière de déclamer était en outre commune à toute l'Europe.



    Ecoutez un extrait de déclamation par Eugène Green.

     
    Quelles sources avez-vous utilisĂ© pour arriver Ă  cette reconstitution de la dĂ©clamation ?

    Les sources les plus concrètes ont trait Ă  la prononciation. Beaucoup d'ouvrages Ă©crits entre la fin du XVIe et le dĂ©but du XVIIIe dĂ©crivent ce que les auteurs proposent comme un français normatif et dont la volontĂ© est politique : unifier les diffĂ©rences linguistiques françaises par une prononciation " normalisĂ©e ", commune Ă  toutes les rĂ©gions de France que ce soit pour le langage parlĂ© ou Ă©crit.

    Dès François Ier, cette norme s'est rĂ©pandue, devenant certainement celle qui fut utilisĂ©e sur scène. Parmi les nombreux ouvrages du XVIIe, deux ont une importance capitale dont le traitĂ© de Bacilly " La remarque curieuse de l'art de bien chanter ".

    C'est un traitĂ© de chant qui aborde plusieurs points : l'ornement — très utile pour la dĂ©clamation -, la prononciation, le rythme et l'accentuation dans la langue française. Ce traitĂ© est donc une mine d'or pour la reconstitution de la dĂ©clamation, tant au niveau de la prononciation que de l'intonation, que du rythme. Il existe d'autres ouvrages qui dĂ©taillent certaines difficultĂ©s de prononciation telle la liaison des voyelles nasales.

     
    Comment a évolué l'intonation ?

    Les intonations du théâtre psychologique moderne, sont frappantes par leur manque de naturel alors qu'elles sont censées l'être. Elles sont contre-nature et absolument fausses par rapport à la manière dont on parle tous les jours.

    Dans la langue française, il existe plusieurs types d'accentuation. L'accentuation est le poids que l'on met naturellement sur certaines syllabes d'un mot, et se définit par sa longueur et son intensité. Bacilly démontre en quoi l'ornementation est relative à la longueur de la syllabe.

    Une syllabe longue supporte au moins une note. L'ornementation doit toujours servir à exprimer l'affect ou à rétablir la prosodie en palliant au manque de notes instrumentales. L'ornement est donc variable et puise la richesse de son expressivité dans cette variabilité. Or les ornements étant maintenant tous réalisés de manière semblable, ils n'expriment plus rien.

     
    Vous dĂ©finissez l'Ă©poque situĂ©e entre la fin du XVIe et le dĂ©but du XVIIe comme charnière pour l'Ă©volution formelle de la reprĂ©sentation théâtrale : en est-il de mĂŞme pour la musique ?

    L'impression d'une continuitĂ© musicale entre le XVIe et le XVIIe peut venir du conservatisme de la pratique musicale religieuse oĂą se transmettait l'hĂ©ritage du Moyen ge. Cependant, dès la seconde moitiĂ© du XVIe, Ă©poque de la " prima prattica ", le madrigalisme Ă©tait dĂ©jĂ  une tentative d'exprimer par la polyphonie le sens des paroles et de l'affect. Il n'y a donc pas vraiment de rupture absolue en musique comme en théâtre.

    Pour moi, la musique baroque s'arrête à la fin du XVIIe. Par exemple, je ne considère pas la musique de Rameau comme étant baroque. Il garde des formes de la tragédie lyrique mais la mentalité a changé. Sa musique est avant tout orchestrale, y compris dans le traitement de la voix où prime davantage l'expressivité des notes que la compréhension des mots.

     
    Pouvez-vous transposer vos recherches théâtrales sur l'interprétation musicale et vocale baroque ?

    Au début des années quatre-vingt, la musique baroque semble devenir un créneau commercial et la volonté d'aller plus loin dans la recherche de l'interprétation faiblit. Mon travail peut intéresser les musiciens dans la mesure où une interprétation correcte de la musique baroque dépend de la manière dont est chantée la parole, récitatif vocal ou instrumental.

    Au début William Christie était intéressé par mes recherches et puis il a pris peur face aux réactions du public. Aujourd'hui, certains musiciens ont fait l'effort d'adopter la prononciation ancienne, mais la seule prononciation ne suffit pas. La première chose à faire, avant de chanter la première note, est de réciter le texte tel un acteur. C'est d'ailleurs ce que faisaient les compositeurs : avant d'écrire la musique, ils entendaient le texte comme un acteur l'aurait dit.

    Et comme dans la musique baroque, une large part de l'interprétation est laissée à la discrétion de l'interprète, pour pouvoir apporter cette partie originale, il faut posséder complètement la vie intérieure du texte et toute l'énergie qui y est contenue. La musique baroque se chante avec tout le corps et si l'on ne sait pas faire les gestes de rhétorique, on ne peut pas vraiment donner les impulsions rythmiques. Pour que l'interprétation de la musique baroque progresse, les musiciens doivent avoir cela à l'esprit.

     
    Qu'implique cette importance de la prononciation sur l'interprĂ©tation de la musique baroque aujourd'hui ?

    Il y a malheureusement dans l'interprétation de la musique baroque quelque chose de mécanique et de mort qui s'est introduit. Les procédés stylistiques anciens peuvent avoir un sens. Mais ils sont appliqués sans aucune appréhension de la réalité du texte. Les musiciens ne comprennent pas vraiment la musique qu'ils jouent. C'est dommage car il suffit de peu pour redonner de la vie à la musique baroque.

     
    Aujourd'hui votre Théâtre de la Sapience a dû fermer faute de crédits, vous vous exercez dans d'autres disciplines artistiques : poésie, cinéma, essais, quel est le dénominateur commun entre vos différentes activités ?

    Pour moi, tout part de la parole. Je me suis donc d'abord intéressé à l'écriture. Spontanément, j'étais attiré par des formes d'écriture théâtrale qui correspondent à une esthétique et à une conception du théâtre qui ne sont pas celles du théâtre contemporain.

    Afin de restaurer les principes de l'interprétation baroque, notamment la déclamation, je me suis entre autres penché sur le théâtre classique d'Extrême Orient où j'ai découvert des similitudes avec la notion du théâtre qui existait en Europe jusqu'à la fin du XVIIè.

    M'intéressant de près à la musique, j'ai également suivi la naissance et l'évolution du mouvement de la musique dite ancienne. Mes recherches portaient là aussi sur l'interprétation. Il me semblait évident de pouvoir appliquer cette même démarche de l'interprétation baroque tant au théâtre qu'à la musique

    Le cinéma m'a aussi toujours beaucoup passionné comme forme d'expression visuelle. Je vois un lien très fort entre l'expression visuelle et l'expression par la parole. Paradoxalement, je pense que par le cinéma, on peut redonner à la parole sa place d'autrefois : la parole comme véhicule du Sacré, d'autant que, selon moi, toute expression artistique tourne autour du Sacré.



    Le présent entretien a eu lieu fin 1999.

     

    Le 14/01/2003
    Eric SEBBAG


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