altamusica
 
       aide















 

 

Pour recevoir notre bulletin régulier,
saisissez votre e-mail :

 
désinscription




ENTRETIENS 28 mars 2024

Sylvain Cambreling, l'homme de la jouissance

Il vient de diriger Jenufa au Théâtre du Châtelet : Sylvain Cambreling fait partie de ces chefs omniprésents, parfois discutés, parfois discutables, mais dont la personnalité souvent déstabilisante est toujours passionnante. Rencontre avec un chef dont le leitmotiv est la jouissance.
 

Le 04/06/2003
Propos recueillis par Françoise MALETTRA
 



Les 3 derniers entretiens

  • Ted Huffman,
    artiste de l’imaginaire

  • Jérôme Brunetière,
    l’opéra pour tous à Toulon

  • Jean-Baptiste Doulcet, romantique assumé

    [ Tous les entretiens ]
     
      (ex: Harnoncourt, Opéra)


  • A propos de Jenufa, que vous venez de faire triompher au théâtre du Châtelet, Leos Janacek parle de son désir d'écrire une musique qui « place l'être humain dans une phase concrète de sa vie ». Est-ce que ce n'est pas l'exacte situation du chef, et de chaque interprète en général, à l'instant où il s'apprête à vivre, et surtout à faire partager, ce moment unique que représente un spectacle d'opéra ou un concert ?

    Ce devrait être le but de tout artiste interprète à la recherche de cette vérité, même si elle est passagère. La particularité de Janacek est que tous les sujets qu'il met en musique sont directement liés à la vie. Rien dans son approche n'est abstrait. Ce qui impose aux interprètes de s'y engager totalement. Prenez l'exemple de Rosalind Plowright qui chante Kostelnicka dans Jenufa : à la fin du spectacle, elle est terriblement éprouvée émotionnellement, car la musique de Janacek colle à la personnalité de chacun. Tout y est vrai. Et malgré l'horreur du crime de Kostelnicka, on aime à croire qu'il y a de l'amour chez elle, parce que la musique nous y fait croire. En ce qui me concerne, je me sens comme aspiré par cette vérité, et j'adhère à l'émotion déclenchée par la dramaturgie musicale, même si l'atrocité reste ce qu'elle est.

     

    Est-ce qu'il vous arrive d'être déstabilisé par la force de la tragédie qui se joue sur scène ?

    Jenufa est un des opéras qui me bouleverse le plus. Le grand danger est de ne pas se perdre dans l'émotion. Alors comment faire ? Vous savez, je suis présent de la première répétition à la dernière. J'ai donc le temps de garder le contrôle, car au-delà de tout pragmatisme, il me faut rassembler toutes les individualités pour les canaliser en une seule, celle du compositeur. Pour y parvenir, je dois provoquer l'émotion, non par ma battue, non par le geste, mais par le son. En fait, il faut que l'émotion soit intense à chaque moment, mais il faut une certaine distance pour que l'architecture complète fonctionne. Au deuxième acte, par exemple, à l'annonce de la mort de son enfant, la réaction de Jenufa est celle d'une grande souffrance, et d'une résignation presque immédiate. Il y a des pleurs qui ne sortiront pas. Mais Janacek qui vient de vivre la mort de sa fille, a noté ses soupirs d'agonie, et ils sont là. Ce n'est pas pathétique, c'est terrible. Et c'est ça qu'il faut traduire. Si on se laisse avoir par le pathos, on passe à côté. Ce qui importe, c'est de comprendre comment sa musique est écrite, quel est son système harmonique et son système rythmique. Ce qui nous a aidé dans cette production, c'est qu'elle n'est esthétiquement ni naturaliste, ni réaliste. Et c'est très important, car dans une telle oeuvre, le pléonasme sur scène risque de tuer la musique. Ici, au contraire, tout est basé au contraire sur la géométrie des figures et des déplacements, sur la structure même de l'écriture, sans jamais céder à l'abstraction. Un opéra de Janacek n'est pas une sculpture de Brancusi ! Il y a chez l'homme un humanisme extraordinaire qui lui fait reconnaître à chacun le droit au mal et au pardon.

     

    Sans oublier un autre aspect fondamental.

    Oui, il y a dans sa musique tant de féminité. On sent que Janacek a énormément aimé les femmes, érotiquement sans aucun doute, mais surtout parce qu'elles sont à la fois amoureuses et mères. Le rapport mère-enfant est toujours présent dans ses opéras, ce qu'il n'est pas par exemple chez Mozart. Chez Janacek, la femme est un être supérieur, contrairement aux hommes qui ne sont franchement pas à leur avantage. Bref, c'est aux femmes qu'il réserve sa plus belle musique.

     

    Entre l'opéra qui semble concentrer toutes vos énergies, et le concert qui est un autre champ d'expérience, où est aujourd'hui votre point d'équilibre ?

    Après mon départ (volontaire) de l'opéra de Francfort en 1997, je suis resté quelques années éloigné de l'opéra pour me consacrer au concert. J'y suis revenu chaque année grâce au Festival de Salzburg, mais mon désir était de m'y engager de nouveau plus largement. Je me sens vraiment un chef de théâtre, et je crois que c'est là que je peux le plus apporter. Pour moi, l'opéra est une aventure humaine totale. Il y a dans la voix, dans l'acte de chanter, une puissance évocatrice et une sensualité qui me transportent. Et puis, je tiens pour essentiel le fait de travailler en équipe, même si au moment de l'exécution le chef a en mains des clés que n'aura jamais le metteur en scène. Mais en revanche, la façon dont le temps est mesuré par quelqu'un de purement visuel comme le scénographe ou le décorateur est très précieuse. L'un et l'autre travaillent aussi avec le temps. Le décorateur sait la durée pendant laquelle l'image peut tenir, quand il faut la moduler ou la changer par l'éclairage. Le chef, lui, peut ajouter un paramètre auquel il n'avait pas pensé, et qui tient à l'écriture musicale, mais notre objectif est le même. Les gens réunis pour une production d'opéra viennent d'horizons très divers, et doivent négocier pour trouver leur unité, alors qu'au concert, un groupe d'instrumentistes de différentes nationalités aura toujours un langage en commun immédiat qui est celui de la partition.

     

    Où est la plus grande mise en péril pour le chef ? A l'opéra ou au concert ?

    A l'opéra, indiscutablement, et pour plusieurs raisons. Le concert est éclatant, mais très fugitif. On peut l'oublier le lendemain. Et puis l'interprétation est très différente d'une salle à une autre, d'un orchestre à un autre. A l'opéra, on a besoin de fréquenter la pièce longtemps avant de l'exposer devant le public. On travaille plus lentement que pour une symphonie, et en même temps rien ne vieillit plus vite qu'une mise en scène d'opéra. On la conçoit pendant un an et demi, on l'élabore vraiment pendant six mois, on répète le spectacle pendant deux mois : deux ans de maturation, et très vite elle est dépassée. L'interprétation au concert n'est jamais radicalement autre que le première fois. Elle peut être nuancée sur mille détails, mais reconnaissez qu'il est rare d'exécuter une symphonie de Beethoven deux fois plus vite ou plus lentement. Même si on évolue, si avec le temps, on devient plus calme dans les tempi, plus souple dans le phrasé.

     

    Mais la jouissance, elle, est la même ?

    Oui, mais pas pour tout. Dans certaines pièces, j'ai le sentiment d'avoir donné tout ce que je pouvais donner, parce qu'elles correspondaient à un moment de ma vie, de mon « autobiographie », oserais-je dire, ou à une esthétique dont je suis désormais moins proche. Alors, je les ai abandonnées. Mais pour tant d'autres, oui, la jouissance est toujours la même. Jenufa est de cet ordre là. Je ne l'avais pas dirigée depuis une quinzaine d'années, et aujourd'hui j'ai un plaisir immense à la faire, qui vient aussi d'une plus grande maîtrise des énormes difficultés techniques que pose la partition. Et naturellement, si je reviens à Mozart, j'éprouve une joie toujours aussi intense. Vous savez, je me suis donné une chance de tenir longtemps en ne dirigeant que les oeuvres que je choisis. Et c'est la même chose pour les salles et les orchestres. Ce qui me permet de ne pas m'ennuyer

     

    On sait votre engagement pour la musique contemporaine, votre volonté de contribuer à assurer un vrai destin aux grands classiques du XXe siècle qui selon vous n'ont pas encore tout dit, et à la création d'aujourd'hui qui, elle, a encore tout à dire. Comment s'opèrent vos choix ?

    D'abord les grands classiques du XXe siècle. Pensez à Guernica de Picasso : on ne se pose plus de questions sur la signification d'un tel chef-d'oeuvre. Il existe pour toujours. A ce titre, la musique de Messiaen, de Berio ou de Xenakis, nous est tout aussi nécessaire. Il y a en plus un aspect pédagogique qui doit s'exercer au niveau des orchestres et du public. Il faut continuer d'informer, non seulement sur les oeuvres d'aujourd'hui, mais sur celles d'hier (avant-hier, on connaît !). C'est indispensable si l'on veut faire comprendre les avancées du langage musical. Et c'est pourquoi Messiaen devrait être au répertoire de tous les grands orchestres. D'autre part, il y a des oeuvres oubliées qui méritent qu'on leur donne ne nouvelle chance. Même si elles ne sont pas toutes nécessaires, elles ne le sont pas moins que des oeuvres de même calibre du XVIIIe ou du XIXe. Il y a une tendance, pour des raisons de confort, à exhumer de préférence une partition relativement peu connue du XIXe en se disant qu'on ne court pas grand risque, plutôt que de donner les mêmes chances à une partition du XXe, alors que souvent celle-ci n'a pas obtenu une exécution technique suffisamment aboutie pour être vraiment comprise. Je voudrais dire deux choses : je crois, tout d'abord, qu'il faut donner à entendre le plus grand nombre d'oeuvres possible de compositeurs connus ou inconnus, sachant qu'il y aura inévitablement des échecs. Ensuite, je tiens à multiplier l'audition de pièces d'un même compositeur, mais si chacune d'elles n'est pas un chef d'oeuvre. Grâce à cette relation essentielle, qui s'établit entre le compositeur et l'interprète, on comprend de mieux en mieux son écriture, son vocabulaire, tandis que lui peut les affiner et les préciser. Par exemple, je connais le langage très spécial d'Helmut Lachenmann, que je suis depuis vingt ans. Il a confiance en mon travail, au point de ne pas être présent la plupart du temps pendant les phases d'élaboration. C'est la même chose pour Georg Friedrich Haas, Matthias Pintscher ou Olga Neuwirth. Pratiquer la musique contemporaine, ce n'est jamais un accident pour moi. C'est ma vie, mon quotidien, et à chaque fois une rencontre irremplaçable.

     

    Vous avez toute liberté de mettre en oeuvre cette politique avec l'Orchestre symphonique de Baden Baden et Freibourg, où vous avez été nommé en 1999, ou en qualité de chef invité du Klangforum de Vienne ?

    Une liberté totale. D'autant que l'Orchestre de Baden-Baden et Freibourg a une tradition d'un demi siècle de musique contemporaine, à côté du répertoire classique, et que le Klangforum s'attache à suivre la progression des compositeurs exactement comme le fait l'Ensemble Intercontemporain. Il est vrai que pour des raisons géographiques, je suis très axé sur les musiciens allemand, suisses et autrichiens, mais je fais exception pour l'école française spectrale que je fréquente depuis longtemps. Encore une fois, ce sont des choix raisonnés dont j'assume toutes les conséquences.

     

    On prétend qu'aujourd'hui les grands orchestre ont tendance à avoir la même sonorité, qu'ils ont perdu cette personnalité qui les désignait parmi tant d'autres. C'est une question qui vous agace ou qui franchement vous fâche ?

    Elle ne me fâche pas, parce qu'il y a du vrai. Mais c'est une situation qui est en train de disparaître depuis les années 90. La plus grande partie de la seconde moitié du XXe siècle à été dominée par une esthétique particulière : la notion du beau son à tout prix, mais du son artificiel fabriqué par les micros. Herbert von Karajan en a été l'inspirateur et le grand maître, et il a réalisé des choses fabuleuses. Toute la production discographique s'est lancé à la recherche d'un son globalisé, sombre, où l'on gommait les stridences en arrondissant les angles. Le phénomène a tellement séduit que nombre de musiciens ont voulu s'en approcher même dans l'ordre de l'acoustique. Ce qui faisait tout sonner comme du Richard Strauss. Résultat : dans cet esprit de conquête du son idéal, les grands orchestres ont plus ou moins perdu leurs caractéristiques nationales. J'ajoute que la facture instrumentale a joué un rôle non négligeable en proposant, particulièrement pour les vents, des instruments plus lourds, plus puissants, au détriment du timbre. On s'est retrouvé avec des trombones qui sonnaient comme des cors, ou des flûtes comme des clarinettes dans le grave. Aujourd'hui, on revient à des instruments plus timbrés, plus identifiables au sein du tissu orchestral. Les orchestres français, par exemple, se différencient de plus en plus des orchestre américains, avec un son plus fin, plus transparent, et beaucoup plus juste pour ce qui est des vents. Ce travail sur l'identification de la texture sonore me tient extrêmement à coeur, car je suis certain que là est l'avenir des grandes formations internationales.

     

    Le 04/06/2003
    Françoise MALETTRA


      A la une  |  Nous contacter   |  Haut de page  ]
     
    ©   Altamusica.com