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ENTRETIENS 24 avril 2024

Dominique Meyer, l'art de la mesure
© Alvaro Yañez

Dominique Meyer, directeur du Théâtre des Champs-Elysées

Le Théâtre des Champs-Elysées est le théâtre mythique par excellence, celui qui a vu défiler les plus grands musiciens depuis le début du XXe siècle. Rencontre avec le directeur général du TCE Dominique Meyer, garant d'une politique musicale pragmatique, basée sur le bon sens et l'absence de folies financières.
 

Le 03/12/2003
Propos recueillis par Françoise MALETTRA
 



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  • Comment diriger un théâtre comme le Théâtre des Champs-ElysĂ©es sans se sentir habitĂ© par le force du gĂ©nie du lieu, et inspirĂ© par une histoire parmi les plus brillantes, et parfois les plus turbulentes du siècle ?

    Quand je me promène dans le théâtre, ce sont avant tout les fantômes des artistes que je rencontre, c'est l'esprit de tout ceux qui l'ont animé, et auxquels je suis très attaché. On puis, on est toujours le produit de ses propres souvenirs. J'ai connu ici mes premières grandes émotions musicales, et ce que je garde en mémoire, ce sont les concerts exceptionnels auxquels j'ai assisté lorsque j'étais étudiant, dans les années soixante-dix et quatre-vingts, et que je venais ici trois fois par semaine.

     

    Face aux responsabilités de l'homme que vous êtes aujourd'hui, que reste-t-il de l'image du théâtre que se faisait l'étudiant d'alors ?

    D'abord le respect du lieu, et l'image de la place essentielle qu'il occupe dans la vie musicale parisienne. Je ne pense pas que je ferais le même programme dans un autre théâtre. Notre travail est d'analyser de la manière la plus fine la musique et les musiciens qui conviennent à cette salle, en harmonisant nos choix avec l'ensemble de la vie musicale. Ici, tout doit être pris en compte, à commencer par les contraintes spécifiques d'ordre acoustique et économique qui sont les siennes, et surtout, et c'est là la leçon de l'histoire, la difficulté de faire évoluer le public rapidement. Car prétendre l'emmener sur des chemins qu'il n'aurait pas empruntés spontanément, c'est souvent courir à la défaite. Pour moi, présenter une oeuvre magnifique devant une salle vide, sous le seul prétexte qu'elle est inconnue, n'a rien d'une victoire.

     

    Quelles stratégies mettez-vous en place pour inverser la situation ?

    Il n'y a pas de vérité révélée. Mais il faut avoir une certaine projection dans le temps, et ne rien imposer d'autorité. Nous sommes en train de réaliser une triple enquête sur les spectateurs abonnés, les non abonnés qui fréquentent le théâtre, et ceux qui s'adressent à nous par Internet. On constate de leur part une extraordinaire fidélité au Théâtre des Champs-Elysées, dont ils aiment la programmation pluridisciplinaire, le haut niveau des interprètes, et aussi la beauté de l'architecture. Une grande partie d'entre eux vient plus de dix fois par ans. Même chose pour 80% de nos abonnés, qui le sont aussi à l'Opéra de Paris et au Châtelet. Ce sont des gens qui vivent la musique au quotidien, qui attendent fébrilement la sortie, au printemps, des programmes des trois grands théâtre, et établissent leur emploi du temps à partir des trois brochures.

     

    Etre attentif au goût du public n'interdit pas de l'anticiper, à condition, si j'ai bien compris, d'évaluer de très près les moyens mis en jeu , et l'adéquation au lieu. Est-ce que cette obligation de vigilance ne bride pas vos ambitions ?

    Cette anticipation est une mission essentielle. Mais la programmation est un art du réel, et il faut en effet se garder de donner des oeuvres qui ne pourraient pas être jouées correctement dans un lieu comme celui-ci. Par exemple, des symphonies qui délivrent trop de décibels, ou des pièces de musique de chambre sur instruments anciens qui font perdre aux spectateurs des derniers rangs une grande partie du travail des interprètes. Comme il est malséant d'envisager Wagner, lorsque l'on dispose d'une fosse pour soixante-quinze musiciens, et qu'on ne peut faire à moins de quatorze premiers violons.

    Et c'est encore plus vrai pour l'opéra. Si j'ai voulu donner beaucoup d'opéras des XVIIe et XVIIIe siècles, c'est parce que la taille et l'acoustique de la salle s'y prêtaient parfaitement, sachant que l'Opéra de Paris et le Châtelet étaient mieux équipés techniquement et économiquement pour rendre justice à Wagner, Verdi, ou Strauss. Si je décide de monter La Flûte enchantée, je sais qu'il va me falloir dix-huit chanteurs exceptionnels. Or, répartir entre eux le budget qui m'est donné ne me le permet pas, et je refuse donc de recourir à dix-huit chanteurs de médiocre qualité. En revanche, si je programme Così fan tutte, avec le même budget pour six chanteurs, j'aurai une chance de présenter un spectacle de haut niveau. Lorsqu'on s'attache à quelques chose d'aussi fragile et d'aussi composite que l'opéra, on n'a pas le droit à l'erreur dans les hypothèses de départ. Donc ne faisons pas de choix contestables. Ce sont des arbitrages de ce genre qu'il faut mener à bien.

     

    Donc, pas d'état d'âme quant au choix entre versions scéniques et versions de concert ?

    Aucun état d'âme. Si j'ai l'opportunité de jouer une très belle version de concert d'un grand opéra, je le ferai dans la mesure où je suis sûr d'avoir sur scène un orchestre et des solistes de premier plan. Mais aussi longtemps que je dirigerai cette maison, il n'y aura pas de représentations scéniques de Strauss ou de Wagner, ce qui a été fait dans le passé, et que je réprouve. Le Théâtre des Champs-Elysées est un théâtre privé qui ne dispose pas de subventions publiques, donc ses moyens sont mesurés. Si je dois engager quatre-vingts choristes, qu'il me faudra recruter un à un, sachant qu'il n'y a pas à Paris de choeur professionnel disponible, je vais ruiner le théâtre dans une entreprise hasardeuse. Je serai plus à l'aise avec Cenerentola qui ne nécessite que seize choristes masculins. Si je donne un opéra de Haendel à six ou sept personnages, je peux tenir dans mon budget et obtenir un excellent résultat.

     

    189 rendez-vous publics pour la saison 2003/2004, entre opéras, concerts symphoniques, grands récitals, spectacles chorégraphiques, plus quarante représentations gratuites, c'est un chiffre qui vous assure un équilibre confortable ?

    Une saison procède d'une alchimie dans laquelle n'entre pas en jeu que les chiffres. Les aléas du calendrier, avec les fêtes ou les vacances scolaires, interviennent pour beaucoup. Nous accueillons à peu près 250 fois le public dans l'année, et nous sommes un équipe de trente-huit personnes seulement, mais une équipe performante, avec un formidable état d'esprit et très attachée à la maison. Donc on ne peut aller au-delà. Ce que nous essayons de faire, c'est de neutraliser les vacances scolaires, peu propices à l'organisation de spectacles, et qui nous feraient perdre 15% de spectacteurs, en programmant des répétitions scéniques. Ainsi, nous continuons à travailler en prenant moins de risques.

     

    Une nouvelle fois, cette saison est marquée par la poursuite de la grande aventure baroque qui est celle du Théâtre depuis plus de vingt ans. Il est indiscutable qu'au cours de ces années, on a assisté à une montée en puissance de la qualité des ensembles, des chefs et des chanteurs. Est-ce que là aussi, les choix sont plus clairs aujourd'hui ?

    La première étape a été la redécouverte du répertoire par des pionniers qui avaient plus d'enthousiasme que de technique. A force de volonté, malgré de faibles moyens et des voix souvent médiocres, ils ont réussi à se faire entendre. Il s'agissait la plupart du temps de musiciens ayant travaillé dans des églises à forte réverbération, où même les voix blanches prennent une certaine couleur. Et puis on a commencé à transformer ces chanteurs en adaptant leur pratique à l'acoustique des églises au théâtre, et ça ne s'est pas très bien passé. Parce que l'on s'est aperçu que le roi était nu. La seconde étape a été la progression dans la maîtrise des instruments, et une nouvelle exigence quant à la qualité des chanteurs, d'autant le Théâtre des Champs-Elysées donnait aux chefs les moyens d'engager de grandes voix. Dans cet itinéraire que nous avons tracé à travers le chant italien, par exemple, de Monteverdi au premier romantisme, on rencontre des chanteurs aptes à interpréter Rossini tout autant que Monteverdi.

    D'ailleurs, l'année prochaine, nous monterons Le Couronnement de Poppée avec une distribution voisine de celle que j'avais pour Cenerentola. Simplement, il faut que les chanteurs s'approprient le style, l'art d'articuler, d'ornementer, de dire le texte baroque. L'aspect visuel, lui aussi, a beaucoup changé. On a découvert quelque chose de fondamental, à savoir la qualité littéraire et dramatique des livrets des opéras du XVIIe et XVIIIe : un mélange de tragique, de comique, et d'actions à rebondissements, qui offrait au compositeur un terrain de jeu où il pouvait montrer son habileté à traduire toute la gamme des affetti. C'est pourquoi un public habitué aux formes les plus modernes du spectacle peut parfaitement se passionner pour l'opéra baroque.

     

    Vous n'abandonnerez donc pas de sitĂ´t cette politique ?

    Il faut savoir que nous avons à peine commencé à soulever le voile. Qui connaît par exemple les opéras de Cavalli, un des plus grands compositeurs de la seconde moitié du XVIIe siècle, en dehors de Ercole amante, ou Giasone ? Sans parler des trésors que recèle l'opéra baroque allemand, ceux de Keiser, le professeur de Haendel, ou de Telemann, un musicien parmi les plus cultivés et les plus ouverts de son temps, qui réalise la synthèse entre les traditions allemandes, italiennes et françaises. Et puis il y a toute la musique religieuse, en dehors de celle de Bach, et qui était le quotidien de l'honnête homme du XVIIIe siècle.

     

    Si le Théâtre des Champs-Elysées continue de s'affirmer comme une maison où l'art vocal est célébré avec un engagement et une pertinence qui ne se démentent pas, il est aussi par tradition un lieu d'accueil pour les grandes formations symphoniques. La encore, prestige oblige, aucune concession dans le choix des orchestres et des chefs ?

    Ce théâtre offre une des cinq ou six plus grandes salles de concert en Europe. Donc notre devoir est de présenter chaque année vingt ou vingt-cinq chefs de rang international, dans des programmes où, aux côtés du grand répertoire, tous les majeurs compositeurs de la seconde moitié du vingtième siècle sont régulièrement inscrits. Pensez à l'Orchestre Philharmonique de Vienne, pour ne citer que celui-ci, et qui vient deux ou trois fois par an chez nous. C'est un orchestre magique, qui possède une véritable culture du son, et entretien avec passion une tradition instrumentale qui se transmet en père en fils. Leur apparition au Théâtre des Champs-Elysées est à chaque fois un événement, et le public ne s'y trompe pas. Quant aux orchestre en résidence, l'Orchestre National de France, l'Ensemble Orchestral de Paris, et maintenant le Philharmonique de Radio France, ils sont chez eux au Théâtre. Pour ne parler que National, voilà un orchestre qui depuis l'arrivée à sa tête de Kurt Masur a retrouvé une dynamique collective et une envie qui méritent un grand coup de chapeau. Les chefs invités le ressentent et reviennent sans hésiter. Et puis, on le sait, les orchestres coûtent cher. Il nous faut donc une très grande rigueur et en même temps nous assurer de ce « prestige obligé » qui nous garantit des salles pleines.

     

    Lorsque l'on place la barre aussi haut, quelle place peut-on réserver à la jeune génération, donc à la relève?

    Une place qui légitimement leur revient, et nous y travaillons activement avec nos partenaires. L'an passé, par exemple, nous avons été quelques uns à porter sur les fonds baptismaux Emmanuel Haïm, qui incarne la relève de la musique baroque. Jean-Christophe Spinosi a fait des débuts merveilleux avec l'Orlando furioso de Vivaldi. Philippe Jordan, un jeune chef de trente ans, a dirigé le Philharmonique de Radio France avec une maîtrise confondante. Daniel Harding s'affirme aujourd'hui comme un meilleurs jeunes chefs de sa génération, et nous tenions à l'accueillir ici. L'essentiel est de créer les conditions pour que ces musiciens soient vraiment entendus et que le public soit au rendez-vous.

     

    Gabriel Astruc, votre illustre prédécesseur, souhaite, dans ses mémoires, à tous ceux qui lui succéderont, de percevoir ce souffle intérieur qui fait éclater les poitrines lorsque le spectacle est réussi. Il vous arrive de vivre de tels moments ?

    Bien sûr, et ce sont des paroles qui correspondent à une réalité de la salle, figurez-vous. On l'éprouve très souvent lorsque celle-ci est pleine. Le vrai génie des architectes, les frères Perret et Van de Velde, est d'avoir créer une salle de 2000 personnes dans un volume plus réduit que Pleyel ou l'Opéra de Paris. 2000 personnes qui écoutent avec ferveur, c'est une chose qui porte en soit une tension palpable, et ce qui est magnifique c'est quand elle se libère soudain à la fin du spectacle ou du concert. Cette force retenue, contenue dans le silence, et qui explose en direction des artistes, c'est irremplaçable.

     

    Le 03/12/2003
    Françoise MALETTRA


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