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ENTRETIENS |
26 avril 2024 |
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Pour une artiste, La Traviata est le rôle des rôles, un de ceux qui font accéder au statut de prima donna asssoluta. Vous l'avez chanté à Vérone, à Berlin, à Milan, aujourd'hui à Paris. Paris, c'est pour vous quelque chose qui ressemble à un sacre. Comment le vivez-vous ?
Quand je vois, depuis le début des représentations, l'enthousiasme des gens, qui crient, qui pleurent, qui respirent avec moi, j'ai chaque soir l'impression de mourir et de renaître. C'est un moment gravé pour toujours, un vrai grand bonheur. La Traviata est un opéra qui n'est pas seulement lié à ma carrière, il est lié à ma vie. Mon histoire avec le rôle de Violetta Valery a quelque chose de magique et de troublant. C'est le rôle que j'ai le plus chanté, et pourtant c'est toujours pour moi la première fois. Sur scène, je suis Violetta et seulement Violetta. Le personnage fait tellement partie de mes rêves, il est si profondément entré en moi, que je vis cette histoire plus que je ne la chante. Pourquoi est-ce un « sacre » à Paris ? Parce que Paris est la ville où je vis, dans le pays qui m'a accueillie lorsque j'ai quitté l'Albanie, où mon fils est né, où j'ai pu réaliser mes rêves. Et puis, c'est à Paris que j'ai remporté le Prix Placido Domingo, qui a décidé de tout, qui m'a ouvert toutes les portes. C'est à Paris que je pose mes bagages après chaque voyage, et d'où je peux repartir pleine d'énergie. |
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Le Prix Placido Domingo, c'était en 1993. Tout de suite après, il y a eu le disque, les galas, les tournées dans le monde entier, mais aussi une victoire à assumer, un répertoire à construire. Vous avez le sentiment que les choses ont été vite, ou non ?
Elles ont été vite et elles ont été difficiles. Lorsque j'ai terminé mes études au conservatoire de Tirana, j'avais vingt ans, et j'ai voulu immédiatement chanter, montrer de quoi j'étais capable. Mais des sopranos, il y en avait beaucoup, la concurrence était forte, et il n'y avait qu'un seul opéra dans ma ville. Alors, j'ai osé préparer La Traviata. A l'époque, on me croyait favorisée par mes parents qui étaient tous les deux des chanteurs célèbres, et c'était loin d'être un avantage. J'avais donc compris qu'il me faudrait travailler plus encore que les autres pour dépasser ce handicap. Ma mère m'a dit : « D'accord pour LATraviata, mais une fois, pas plus ». J'ai passé l'audition et j'ai été engagée. Pendant un an, j'ai obtenu des petits rôles, mais je chantais, je me familiarisais avec la scène, et c'était l'essentiel. Mais je voulais aller voir ailleurs. La première fois que je suis sortie d'Albanie, alors que s'amorçait l'assouplissement du régime, c'était pour me présenter au concours Enesco, à Bucarest. J'était la seule albanaise, jugée par des gens qui ignoraient tout de mes liens familiaux, et j'ai remporté le 3e prix avec
La Traviata. Et puis j'ai bénéficié d'une bourse pour étudier à Paris, et je suis entrée dans les choeurs de l'Opéra. Quelque temps après, j'ai reçu une invitation pour participer au concours du Liceo de Barcelone. J'avais juste l'argent du voyage, aucune recommandation, dans une solitude totale, sans chef de chant, sans agent, sans aucun soutien psychologique, mais j'étais terriblement déterminée. Et j'ai remporté le premier prix avec
La Traviata. De retour à Paris, j'ai réintégré les choeurs et préparé seule, presque dans le secret, le concours Placido Domingo. Le résultat, vous le connaissez : un premier prix, avec
La Traviata, et tout ce qui a suivi. Quant à mon premier vrai contrat, je l'ai du à l'opéra d'Avignon, et ce fut pour chanter
La Traviata. |
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Vous parlez souvent de ce sentiment de solitude qui a semblé accompagner votre parcours. Est-ce qu'il a fallu longtemps pour apprendre à vivre avec ?
Oui, parce que rapidement j'ai du tout assumer en même temps : le métier, les voyages, et la naissance d'un enfant. Faire en sorte que tout tienne en équilibre, mobiliser ses forces, chaque soir affronter le public, et avancer entre travail et souffrances. |
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Comment réussir à trouver cette harmonie si fragile, lorsque l'on sait que le moindre imprévu peut vous déstabiliser et tout faire basculer ?
Il faut se concentrer sur l'essentiel : la musique, ce qu'elle impose, et le rôle d'une maman. Par exemple, il m'arrive à l'entracte d'une représentation d'aider mon fils au téléphone à faire ses devoirs ! Ca fait partie de la vie. C'est une expérience. Et puis il y a un moment où vous coupez tout contact avec l'extérieur, et enfin vous entrez en scène. Vous avez vaincu la fatigue, contrôlé la montée du trac qui peut tout compromettre, vous êtes prête. |
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Chaque représentation est un moment unique, éphémère, intense. Et le public est là qui attend d'être ébloui, bouleversé. Comment transigez avec ce désir là ?
Il faut être fou dans ce métier. Si on en prend conscience, on n'y va pas. Il faut seulement négocier avec cette folie et cette peur. Il y a cette part d'aventure qui fait que chaque soir on se demande si on arrivera jusqu'au bout. Et puis, miraculeusement, sur scène, soudain tout s'apaise. On se contente de vivre ce moment-là comme un cadeau exceptionnel. |
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Est-ce qu'il y a un chef qui vous a révélé plus que d'autres toute la beauté d'une partition comme La Traviata ?
J'ai eu la chance de travailler avec Riccardo Muti pour l'ouverture de La Scala de Milan au théâtre Archimboldi. Au départ, je ne devais pas faire Violetta, mais Nannetta, dans Falstaff. Mais j'avais assisté à une répétition de La Traviata avec Muti, et j'avais été si impressionnée que je le lui ai dit. J'avais compris qu'il ne s'agissait plus pour l'orchestre d'accompagner les chanteurs, mais d'incarner le personnage de Violetta Valery avec une réalité incroyable. Le lendemain, il m'a auditionné au piano. Nous avons filé l'opéra entier, comme une conversation musicale passionnante et extrêmement fertile. Il m'a alors annoncé qu'il ajouterait des représentations de La Traviata pour moi. En réalité, la chanteuse prévue pour la première a été empêchée, et c'est moi qu'il a choisi, non seulement pour l'inauguration du théâtre, mais pour toutes les représentations. Ce travail m'a marqué pour toujours. |
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Vous avez beaucoup chanté le bel canto, et vous continuerez visiblement de la faire, mais dites-nous quel répertoire vous avez très envie d'aborder maintenant ?
Je voudrais revenir à l'opéra français dans lequel je me sens si bien : Manon, Juliette, Marguerite, et à des ouvrages moins connus, comme, par exemple La Jolie fille de Perth de Bizet, des héroïnes qui permettent de trouver en soi des choses qui n'ont peut-être pas encore été dites, et laissent de vous un souvenir durable. Mon seul regret est que le disque n'accompagne pas ma carrière comme il le devrait. C'est aujourd'hui pour moi une nécessité, et il faut que j'atteigne cet objectif à ce stade de mon parcours. |
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L'Albanie, aujourd'hui, c'est très loin, ou très proche ?
J'avais complètement tourné la page avec mon pays. J'y avais perdu trop de temps. Et ce temps perdu, il me fallait le rattraper. Mais après avoir tant voyagé, j'ai ressenti le besoin de rouvrir cette page, et j'ai pris conscience de tout ce que je devais à ce pays, à ma famille. J'y retourne de temps en temps. Il y a dans ce petit pays une grande demande et de grandes possibilités qu'il faut absolument exploiter. J'ai crée il y a trois ans un festival dans le sud de l'Albanie, à Butrini. J'y organise en particulier des récitals pour beaucoup de jeunes chanteurs que j'essaye de promouvoir. Les concerts ont lieu dans un théâtre antique, un petit bijou, sur un site archéologique protégé par l'Unesco, et sont transmis en direct par la télévision. C'est un rendez-vous que je ne veux jamais manquer. |
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Quel est aujourd'hui votre plus grand rĂŞve ?
Faire une carrière longue et
sage. |
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