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ENTRETIENS 28 mars 2024

Jean-Guihen Queyras, musicien réflexif
© Harmonia Mundi

Le violoncelliste Jean-Guihen Queyras

Jean-Guihen Queyras est surtout connu pour ses réalisations contemporaines. Pourtant, un Concerto de Dvořak avec l'Orchestre de Paris ou un enregistrement des Concertos de Haydn sur cordes en boyau montrent un artiste très complet, menant une réflexion perpétuelle et minutieuse sur tous les répertoires qu'il aborde. Rencontre avec un violoncelliste en plein maturité.
 

Le 02/06/2004
Propos recueillis par Yutha TEP
 



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  • Pourquoi avoir tant tardé à nous donner le Concerto de Dvořak ?

    Il fait partie de ces concertos que j'ai un peu fuis ces dernières années, parce que j'avais du mal à les aborder avec liberté et en restant moi-même. Le poids de la tradition a longtemps été un problème, surtout au début de ma carrière : à cet égard, tout le travail fait avec les compositeurs contemporains m'a beaucoup aidé, on se rend compte rapidement que se poser trop de questions sur qui a fait quoi relève un peu d'un narcissisme excessif ! Cela revient à se demander si je vaux la peine de jouer ce concerto. On doit simplement aller à l'essentiel et tenter de retrouver ce moment qui a vu Dvořak le composer. Cela dit, ces quelques années de doute ont leur côté positif, car maintenant, j'éprouve un immense plaisir à jouer le concerto !

     

    Quelles étaient les grandes difficultés auxquelles vous vous heurtiez ?

    Peut-être l'essence même de ce concerto, son côté extraverti. Un peu comme dans Schelomo de Bloch, on est orateur et acteur principal. C'est peut-être tout simplement lié à mon caractère. Une partie de ma formation a reposé d'abord sur l'écoute, sur le fait de ne pas se mettre en avant, avec l'intériorité comme valeur absolue. Soudainement, il faut exprimer pleinement des sentiments tout aussi profonds, mais de manière bien plus ouverte. J'ai mis du temps à accepter ce fait. J'ai fait ce travail qui consiste à mettre de côté une certaine pudeur, qui me permet d'aborder maintenant des répertoires qu'on me demande souvent, c'est-à-dire les concertos les plus extravertis, Dvořak bien sûr, mais aussi Elgar.

     

    Pourtant, vous êtes un habitué du répertoire romantique.

    Ce n'est pas la même chose avec le Concerto de Schumann, ce n'est pas par hasard si je l'ai joué si souvent. Schumann, c'est le romantisme au sens allemand du terme, avec au centre la relation de soi à la nature. Il n'y a pas plus introverti que Schumann, avec ses méandres psychologiques alternant exaltation et dépression, ses doutes aussi, auxquels je peux parfaitement m'identifier. Schumann va au bout de ses doutes, là réside son romantisme propre. Schumann aspire tout dans son intériorité, laquelle est si puissante que l'on a envie de s'y plonger. A l'inverse, Dvořak va vers les gens, il s'adresse au monde entier : quelque part, il affirme qu'il peut changer la face du monde.

     

    Avec en parallèle à ce travail intérieur, votre réflexion sur les cordes en boyau.

    Oui, j'ai poussé mon travail sur les instruments anciens, c'est une entreprise qui prend du temps. Ma réflexion est encore en cours, en particulier pour les Haydn sur cordes en boyau. J'ai joué aussi Schumann avec le Concerto Köln, une expérience un peu extrême. Mais il est clair que j'en ai gardé des traces ! Quand j'attaque la même oeuvre sur un instrument monté de façon moderne, j'ai une manière différente. J'ai aussi fait un gros travail sur les Suites de Bach. J'ai eu la chance ces dernières années de côtoyer des personnalités qui m'ont éclairé en ce sens, comme Pierre Hantaï aux Rencontres Musicales de Haute Provence, festival de musique de chambre dont je m'occupe chaque été à Forcalquier. Dans Bach, c'est comme dans Schumann : après l'expérience des cordes en boyau et des coups d'archet baroques, mon approche n'est plus du tout la même. C'est avant tout les possibilités d'articulation, la rapidité d'émission, une texture plus souple du son, un son justement qui a plus de grain que je me suis essayé aux cordes en boyau. Si on fait une comparaison avec la voix, je dirais qu'on obtient une voix plus rauque, plus complexe peut-être qu'une voix très centrée, plus puissante mais plus abstraite.

     

    Avez-vous trouvé toutes les réponses aux questions que vous vous posez ?

    Non ! Pour la Sixième suite de Bach par exemple, j'avoue que je n'ai pas encore réglé le problème. Je vais sans doute dire quelque chose de politiquement incorrect, mais j'ai la sensation que sur cinq cordes, on gagne comme on perd. Il y a effectivement quelque chose de lumineux sur cette corde de mi, mais du coup, les registres intermédiaires en deviennent plus sombres, et on parvient à un caractère que j'ai, pour ma part, du mal à associer à cette suite. J'aime retrouver ce calme considérable que donnent les quatre cordes. C'est dans la sarabande que je trouve que le cinq cordes apporte vraiment quelque chose de plus. Je me suis souvent demandé s'il était possible de jouer la Sixième suite sur deux instruments, de faire l'allemande et la sarabande sur cinq cordes, et les quatre autres sur quatre cordes.

     

    Les Suites de Bach, c'est évidemment une longue histoire.

    Il est clair que les Suites de Bach ne quittent jamais un violoncelliste. J'ai commencé à réfléchir de manière, dirons-nous, plus active dès mes études. Cela s'est un peu accéléré quand j'ai osé aller vers les cordes en boyau après avoir rencontré Anner Bylsma, pas très longtemps après la fin de mes études ; j'ai assisté à des master-classes qu'il donnait à Villarceaux, que j'ai trouvé éblouissantes. Ce qu'il a apporté, c'est une sorte d'insolence et de fraîcheur, sans aucun complexe. Comme bien des baroqueux flamands de sa génération, il a une capacité étonnant à s'amuser avec la musique qu'il joue, tout en étant très sérieux sur la matière étudiée. Bach était un homme qui prenait lui-même l'archet, et qui s'amusait tout en testant plusieurs solutions, il mettait la main à la pâte, et ça, je trouve qu'on le perd un peu de vue. Ils désacralisent complètement cette musique, à raison.

     

    Tout en gardant à l'œil l'Urtext, bien sûr.

    Le respect du texte m'a accompagné dès le début de mes études, et cela m'a un peu coincé dans les Suites de Bach. Par contre, à l'Intercontemporain, on côtoie les compositeurs, et on se rend compte, notamment avec Kurtag, que le texte n'a jamais une seule dimension, qu'au contraire, il a une profondeur abyssale. Quand, en tant qu'interprète, vous travaillez avec un compositeur, vous vous rendez compte que le compositeur a besoin de vous, et très souvent, il ne veut pas vous donner une réponse toute faite. Cela m'est arrivé avec Kurtag : nous avions travaillé des heures durant sur les pièces pour violoncelle seul que j'ai enregistrées, et il a fini par me dire, à un moment précis : « C'était pas mal ; le problème, c'est que tu fais ce que j'ai demandé, mais toi, tu n'es pas là
     Â». J'ai trouvé cela un peu dur
    Lorsqu'on joue les oeuvres d'un compositeur né il y a trois cents ans, on doit pourtant accomplir la même démarche, mais avec son imaginaire, avec l'instrument aussi, on essaie de pénétrer le monde qui existe derrière la partition.

     

    Votre réputation repose cependant en grande partie sur le répertoire contemporain.

    Oui, le contemporain occupe bien sûr pas mal de place dans mes activités actuelles, mais en fait et contrairement à ce que l'on pense souvent, pas assez à mon goût ! On se laisse facilement prendre par un calendrier, il faut préparer les concerts, etc. Peut-être par retour de balancier, alors que j'étais plongé dans la musique de notre siècle, j'ai le sentiment d'être parti dans l'autre sens. Mais la musique actuelle demande elle aussi du temps, techniquement parlant. J'ai plusieurs projets de commande, mais pour l'instant, je m'occupe surtout du concerto que Bruno Mantovani a écrit pour moi, et que je vais le créer l'année prochaine. Il faut parler avec le compositeur, aller le voir, savoir ce dont il a envie. Techniquement parlant, c'est beaucoup de temps. Je vais reprendre, également l'année prochaine, le Concerto de Gilbert Amy, écrit aussi pour moi, et que j'aime vraiment beaucoup.

     

    Devant toutes ces réflexions engagées, peut-on parler d'un « coeur de répertoire Â» dans votre carrière ?

    Je n'ai pas vraiment de répertoire de base, contrairement à bien d'autres : je suis plutôt porté sur l'éclectisme. Pour un public, cela peut poser un problème quant à l'identité d'un artiste, mais pour moi, c'est plutôt une chance. Si je regarde mon calendrier, il est assez également partagé entre les concerts en récital, avec Bach ou les compositeurs contemporains, la musique de chambre, qui a toujours de toute façon occupé une place importante, et le répertoire de concertos, y compris Haydn sur cordes en boyau. Il est évident qu'à l'heure actuelle, les gens me connaissent peut-être plus par mon travail à l'Intercontemporain.

     

    Quels sont vos projets ?

    Dans mes grands projets, il y a la constitution d'un quatuor à cordes, le Quatuor Arcanto, que nous venons de créer avec Antje Weithaas et Daniel Sepec aux violons, et Tabea Zimmermann à l'alto. Nous allons bientôt faire notre premier concert à Paris. Chez moi, tout se fait beaucoup par rencontres : dans ce cas du quatuor, il s'agit en quelque sorte de musiciens « rêvés Â», un peu les seuls avec lesquels je me voyais former un quatuor. Nous avons conscience que nous touchons un peu à un tabou, même si nous ne sommes pas les premiers, évidemment, à le faire. Nous allons procéder par sessions durant l'année, nous ne serons pas un « quatuor marié Â» traditionnel : nous savons qu'il y aura des caractéristiques que possèdent un quatuor constitué – la longueur d'archet étudiée, décidée à l'avance – et que nous n'aurons jamais. Mais nous avons déjà fait un premier concert ensemble aux Rencontres Musicales de Haute Provence, en 2002 : cela a été l'une des expériences musicales les plus incroyables de ma vie, et pour le public aussi, je crois. Il y a une cohérence, une identité très forte, et sur certains répertoires, je pense que nous avons un jeu complètement naturel.

     

    Vous parlez souvent – et avec quel enthousiasme ! – de votre rencontre avec Tabea Zimmermann. Elle a été déterminante dans ce projet de quatuor ?

    Absolument ! Comme tous les musiciens, Tabea cherche toujours un projet pour se renouveler, d'autant que le répertoire de son instrument n'est pas si immense. L'un des grands regrets dans ma vie serait de me dire que, parce que je ne vais pas me marier à un quatuor, je n'aborderais jamais un certain répertoire. En quelques mois, l'idée a mûri, des projets sont nés, nous avons, si on peut dire, apporté chacun un violoniste : Antje est partenaire de longue date de Tabea, et j'avais déjà fait du quatuor avec Daniel Sepec – nous sommes de vieux amis. Au départ, il ne s'agissait pas vraiment de faire des concerts, mais plutôt d'avoir le plaisir de jouer ensemble. Les premières sessions, nous nous sommes enterrés dans des piles immenses de partitions ! Nous en avons joué des tas et des tas. Nous nous sommes repus de musique, avec un tel plaisir que nous avons décidé de recommencer dès que possible. Mais nous avons quand même fait le concert à mon festival, et cela a été l'électrochoc !

     

    Le 02/06/2004
    Yutha TEP


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