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ENTRETIENS 26 avril 2024

Gérard Mortier, à l'assaut de Paris
© L. Willaert

Conscient du travail effectué par Hugues Gall, Gérard Mortier s'apprête à lui succéder à la tête de l'Opéra de Paris, en assumant ses différences, et en envisageant avec foi des années qu'il sait périlleuses. Il joue ouvertement la carte des grands chefs d'orchestre et des metteurs en scène à idées, mais récuse le charlatanisme de la fausse modernité.
 

Le 28/06/2004
Propos recueillis par Gérard MANNONI
 



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  • Quand on prend la direction d'une grande maison comme d'opéra celle-ci, j'imagine que l'on dresse un bilan de ce qui a été fait et de ce qui reste à faire. Et puis, on cherche les solution objectives et subjectives à apporter. Que pouvez-vous dire à ce sujet deux mois avant le début de votre première saison ?

    Je n'ai pas l'impression d'entrer en terre inconnue. Hugues Gall et moi-même venons tous deux de l'école Rolf Liebermann, même si nos carrières se sont déroulées de manières sensiblement différentes. Notre approche de l'opéra est aussi souvent très différente. En arrivant ici, j'ai trouvé un théâtre en parfait ordre de marche, organisé de manière rigoureuse. A juste titre, Hugues Gall a voulu démontrer qu'une maison qui a 100 millions d'Euros de subventions doit accueillir aussi beaucoup de spectateurs. Et l'Opéra de Paris en a acquis plus de 100.000, un record comparable seulement avec celui du Metropolitan de New York. Je suis complètement d'accord avec cette politique qui nous permet de défendre la subvention qui nous est accordée. L'Opéra de Paris appartient maintenant à la petite élite des plus grandes maisons d'opéra. Moi, j'arrive dans ce contexte, en sachant que je suis un choix un peu particulier. Je n'appartiens pas à la catégorie des directeurs routiniers. J'ai toujours des idées personnelles et c'est pourquoi je pense pouvoir raconter quelque chose avec cet Opéra, aujourd'hui.

    Nous vivons dans une période assez noire, dangereuse pour notre démocratie, où tout, y compris l'art, passe par la commercialisation, le marché. Je me suis donc posé d'emblée cette question : dans une période pareille, que puis-je raconter dans cet opéra-là ? Certains des choix que j'ai faits peuvent s'expliquer dans cette perspective. La moitié des ouvrages programmés cette première saison sont par exemple des classiques du XXe siècle Pour moi, le XXe siècle n'est pas l'avant-garde, mais le passé. Je vais continuer et accentuer le travail que Hugues Gall a accompli en ce domaine. Et puis, pour Paris, il faut aussi un très haut niveau d'exécution musicale. Les choeurs et l'orchestre sont les meilleurs de Paris, mais je voudrais qu'ils aient encore plus la fierté d'appartenir à cette institution. Je leur amène donc des grands chefs. Plutôt que de désigner un directeur musical que je n'aurais que quatre mois par an, j'ai préféré tout un groupe de chefs qui couvre la quasi totalité de la saison. Pour les metteurs en scène, j'amène naturellement tous mes amis, ceux qui ont des idées sur l'esthétique scénique de la deuxième moitié du siècle, qu'il s'agisse de Chéreau, Luc Bondy ou Grüber par exemple, avec des nouveaux comme Simon McBurney.

    En ce qui concerne les chanteurs, ma politique est de toujours avoir les meilleurs, qui ne sont pas nécessairement les stars, même si celles-ci peuvent être parmi les meilleurs. J'aime bien les stars, mais sous condition que je puisse discuter avec elles. Ce n'est pas à elles de me dicter la programmation. Je suis en train de rencontrer tout le monde, Madame Bartoli, Monsieur Alagna. Je voudrais qu'ils participent à l'Opéra de Paris, mais dans une programmation qui ait un projet. J'ai toujours eu cette philosophie. Dans une programmation, il doit y avoir des chemins à suivre. Je vais faire cette année Pelléas et Mélisande et Saint-François d'Assise et je voudrais un jour y ajouter Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas car il me semble important que le public entre mieux dans cette culture musicale française, avec aussi de pièces comme Cendrillon de Massenet ou Samson et Dalila de Saint-Saëns.

    Mais malgré tout, la question reste la taille de cette maison. Peut-on faire de l'opéra avec 1400 personnes ? Je sais que le personnel se demande si Mortier ne va pas s'occuper uniquement de son projet artistique sans s'occuper du reste, de la marche de la maison. Pour moi, un Opéra ne peut fonctionner que si tous ceux qui y travaillent ont intérêt à voir la réussite du produit final. Le dialogue avec le personnel est pour moi très important, comme il l‘était pour Hugues Gall, mais je crois que nous avons une méthode différente. Je voudrais que les artisans, les machinistes soient heureux quand le spectacle qu'ils donnent sur scène enthousiasme le public. J'ai toujours constaté que dans de bonnes maisons, les techniciens viennent me voir à la fin du spectacle pour me dire combien de rappels nous avons eus. Pour moi, c'est magnifique. C'est à moi de leur donner cette envie de participer. 1400 personnes, ce sont 1400 histoires de vies personnelles, comme dans un petit village.

    Quant au public, je crois vraiment qu'on doit l'accompagner, d'autant que je fais une programmation un peu plus difficile. Je vais créer un journal qui va paraître cinq fois par an, avec des interviews, des articles qui vont informer sur les spectacles. Moi-même je fais souvent des présentations. J'aime le contact avec le public avant les spectacles, si on me le permet. Et cette volonté de dialogue avec le public paraît aussi dans les abonnements. Mon projet artistique est donc toujours globalement le même depuis assez longtemps mais je l'adapte toujours au lieu où je travaille. Il n'est donc en fait jamais vraiment le même ! Il y a certains metteurs en scène allemands, par exemple, que je trouve parfois problématiques pour la France, car il y a une esthétique différente. Je ne fais pas l'opéra de la même manière à Berlin ou à Paris ou à Salzbourg. Konwitschny est par exemple adéquat pour Berlin, mais difficile pour la France, car il parle de l'histoire allemande. Je suis conscient que cet opéra est un Moloch dans lequel on peut disparaître. Sans en être totalement sûr, je pense gagner ce pari. C'est un moment de ma vie où je peux prendre tous les risques, en faisant de mon mieux pour Paris et son public, que j'adore.

    « Pour moi, le XXe siècle n'est pas l'avant-garde, mais le passé ».

     

    Vous ouvrez la saison avec Pelléas, mais à l'Opéra Bastille. Pourquoi ?

    On dit souvent en France que Pelléas et Mélisande est une pièce intimiste. Je ne suis pas d'accord avec ce cliché. Debussy l'a écrit en réponse à Parsifal et on ne l'a créé à l'Opéra-Comique que parce qu'on n'accordait pas alors assez d'importance à Debussy, comme on ferait aujourd'hui la création d'un opéra d'un jeune compositeur plutôt dans un petit théâtre. En fait, c'est une pièce symphonique qui va sonner magnifiquement à Bastille, comme elle l'avait fait dans le Grosses Festspielhaus de Salzbourg, dans la même production. Je veux convaincre les Parisiens de cela. Je voulais aussi ouvrir avec Pelléas car c'est l'une des plus grandes oeuvres jamais créées. Pour moi c'est comme Mozart. J'ai essayé de la distribuer magnifiquement, avec Cambreling au pupitre.

     

    Généralement, on aime qu'un Opéra s'identifie non seulement à un directeur mais aussi à un directeur musical. Ce fut le cas ici avec Myung-Whun Chung puis avec James Conlon. Pourquoi avez-vous fait le choix inverse, celui d'un pluralité de chefs ?

    C'est une décision que je n'ai pas prise à la légère. J'y ai beaucoup réfléchi. J'en ai d'abord parlé avec l'orchestre dès que j'ai su que Conlon allait partir. Ils ont avancé des noms de directeurs musicaux mais je voulais aller beaucoup plus loin dans mes choix. Par mon travail à Salzbourg en particulier, j'ai un contact privilégié avec les plus grands chefs, comme Muti, par exemple. J'ai senti que pour un orchestre parisien, il faut surtout créer des styles selon les différentes oeuvres. C'est comme ça que j'en suis venu à une solution où, selon les oeuvres, je peux travailler sur le style. Je trouve par exemple que Cambreling et Minkowski sont de très bons mozartiens mais de style différent, le second sans doute plus romantique. Dohnanyi peut développer un style Richard Strauss exemplaire, Gergiev le style romantique flamboyant, avec Otello la première année et Tristan la seconde.

    Je suis conscient des risques que cela présente, mais je suis sur que Gergiev, Cambreling, Minkowski, Dohnanyi, Salonen et Nagano vont travailler dans la direction la plus utile aujourd'hui pour cet orchestre. Je vais peut-être réduire ce groupe après deux ans d'expérience, avec quatre chefs au lieu de six, mais je veux essayer d'abord comme cela. Tous les six pourraient être directeur musical, Mark peut-être un peu moins, mais les autres ont tous un énorme répertoire. J'aime aussi les chefs comme Boulez qui viennent de la musique contemporaine. J'aurais aimé qu'il vienne, mais il m'a dit qu'il ne pourrait pas. Je connais encore assez peu individuellement les musiciens de l'Orchestre de l'Opéra de Paris mais je trouve qu'il joue magnifiquement. Gianni Schicchi, par exemple, je l'ai rarement entendu si bien joué. De même, quand on entend le solo de violoncelle dans Otello, c'est magnifiquement joué.

     

    On dit souvent aujourd'hui que l'on vit sous la dictature des metteurs en scène. Qu'en pensez-vous ? Et quel est le pouvoir d'un directeur s'il voit une production partir vers la catastrophe ?

    En ce qui concerne la mise en scène, je pars toujours de la musique. Ma formation est musicale. J'ai appris avec Christoph von Dohnanyi qui a été mon maître penseur pendant huit ans, puis à Bruxelles avec Pritchard et Cambreling. A Salzbourg aussi, la musique a toujours été la base de mon travail. Partir du metteur en scène comme le font certains collègues, ça ne m'intéresse pas. Dans la mise en scène soit disant moderne, il y a énormément de charlatanisme. Beaucoup se disent modernes en faisant entrer Elvire sur des patins à roulettes. Ça, je suis absolument contre. Il y a actuellement un abus du mot moderne, car on part de clichés et pas du tout d'un réflexion profonde. Ce n'est donc pas parce que l'on est en costumes modernes qu'une mise en scène est moderne. Elle peut même être très vieillotte. Je suis un adepte de la haute couture et pas du prêt à porter, pas des épigones.

    J'ai toujours cherché des gens qui renouvellent la pensée sur la mise en scène. L'essentiel est d'être musical. Patrice Chéreau est essentiellement musical. Christoph Marthaler est très musicien. Il sait lire une partition. Wernicke était aussi très musicien. J'accepte difficilement un metteur en scène qui ne travaille pas musicalement. Le chef d'orchestre doit être là dès la première répétition. Le travail du directeur consiste à mettre les gens ensemble. J'ai échoué avec Muti, mais quand je suis parti de Salzbourg, il m'a écrit une lettre magnifique pour me dire qu'il déplorait ce malentendu et que nous devrions refaire un essai. On connaît déjà le metteur en scène d'Aïda, ils se sont déjà vus. J'ai donc réussi même avec lui. Musique et collaboration d'abord.

    Ensuite, on peut discuter avec les goût du public, par exemple sur costumes modernes ou historiques. La notion de costumes historiques est purement XIXe siècle. Avant on jouait toujours en costume du temps. En fait, ce sont souvent les décorateurs qui tentent de faire la loi et deviennent finalement metteurs en scène. Ma tâche à moi est donc de rassembler des gens qui travaillent bien ensemble. Sylvain Cambreling, par exemple, travaille volontiers avec Christoph Marthaler. Quand les maquettes me parviennent, très longtemps à l'avance, j'ai de longues discussions avec le metteur en scène et le décorateur, je me fais tout expliquer. Parfois je n'accepte pas. Pour Les Troyens à Salzbourg avec Wernicke, j'ai eu quatre projets de décors, car j'ai beaucoup discuté. Après, il faut laisser travailler, mais ce n'est pas au moment où le décor arrive sur scène qu'on peut commencer à dialoguer.

    Je n'ai donc pas de surprise, car j'ai commencé très en amont. Il peut arriver que j'intervienne pendant la phase finale des répétitions, mais je le fais surtout pour les reprises. Je vais discuter par exemple sur Otello avec Serban. J'ai bien compris ses idées, mais je trouve qu'elles ne sont pas traduites de manière juste. Je vais en parler avec lui.

    « J'accepte difficilement un metteur en scène qui ne travaille pas musicalement Â».

     

    On dit souvent que l'Opéra de Paris doit être un théâtre de répertoire. Qu'en pensez-vous ?

    Il faut être prudent sur la définition du mot répertoire. Les vrais théâtres de répertoire, c'est en Allemagne qu'ils se trouvent par tradition. L'Opéra de Paris, c'est le système des staggione, les saisons. On peut jouer deux ou trois pièces par mois, mais pas quarante par ans et dix-huit par mois comme ce que j'ai connu dans ma jeunesse à Düsseldorf par exemple. A Paris, jusqu'à la dernière guerre, il y a toujours eu beaucoup de création. Le grand problème de l'opéra aujourd'hui, c'est que le répertoire se restreint de plus en plus et je dois lutter un peu contre le public qui voudrait le restreindre encore en le limitant au XIXe siècle et au baroque. Dans des théâtres de cette importance, il faut chercher à se maintenir à un niveau de grand festival, en retravaillant notamment les reprises si nécessaires. J'ai toujours peur que le terme de répertoire ne soit synonyme de routine.

    En Allemagne, on fait une grande première et on redonne ensuite des dizaines de fois sans reprendre le travail au fond. Ça commence à changer, mais ce n'est pas cela que je veux. Mon plus grand souhait est de récupérer le grand répertoire du XXe siècle. Je dois au minimum donner aux gens l'envie de découvrir ou de redécouvrir Janaček, Berg, Britten. Je voudrais aussi sortir de l'opéra conceptuel et surtout regrouper certaines oeuvres autour de thèmes comme le début du romantisme allemand et français, autour du Freischütz et d'Euryanthe de Weber, avec une recherche sur ce thème. On pourrait peut-être faire de même autour de l'opéra national d'Europe centrale.

     

    Parlons un peu de danse. Quelle orientation allez-vous donner à la programmation ? Que faire maintenant des grosses productions Noureev ?

    J'ai beaucoup discuté avec Brigitte Lefèvre. Elle a fait un excellent travail et sa réflexion est juste, ce qui me facilite les choses. Nous nous sommes posé la question du répertoire classique remonté par Noureev mais nous n'avons pas encore de réponse. Comment garder cette magnifique tradition tout en la renouvelant d'ici deux ou trois ans ? Pour l'instant, nous ne savons pas. Pour la création, un très bon travail est commencé. Il faut le continuer, avec des gens comme Preljocaj, ou Nicolas Le Riche qui doit aussi faire une pièce. Il faut aussi puiser dans le grand répertoire du XXe siècle, comme Pina Bausch ou Forsythe.

    Nous avons fait une programmation pour les trois années à venir et on voudrait travailler dans ce répertoire comme nous le faisons avec Orphée et Eurydice de Pina Bausch dès la saison prochaine. Nos danseurs sont capables de maintenir le plus haut niveau dans tous les styles. J'ai trouvé fascinant de voir comment ils se sont appropriés Le Sacre de Pina Bausch. On ne peut pas non plus voir Robbins ou Balanchine mieux qu'ici. La seule question qui va se poser, c'est le classique. Nous sommes en train de discuter avec Mats Ek, avec Matthew Bourne, mais la solution n'est pas vraiment trouvée encore. Nous manquons d'un jeune chorégraphe ayant les qualités et la culture d'un Noureev.

     

    Quelle sera votre politique concernant la vie de la compagnie et notamment la nomination des étoiles ?

    Hugues Gall est beaucoup plus professionnel que moi en ce qui concerne le ballet, même si j'ai passé six ans avec Béjart et travaillé aussi avec Neumeier. Mais peut-être la pyramide de la compagnie a-t-elle effectivement été un peu trop fermée vers le haut, ce qui n'a sans doute pas créé un courant assez fort dans la jeune génération Il me semble que le nombre de seize étoiles est bon et vu la qualité de la compagnie, je crois que c'est possible. J'ai donc laissé les pleins pouvoirs à Brigitte Lefèvre pour me suggérer des noms, car il y a quelques éléments de la classe des premiers danseurs qui mériteraient sûrement d'être nommés étoiles.

    Ce nombre de seize n'est en aucun cas à atteindre obligatoirement, mais il peut servir de jauge, en fonction de a réalité des talents disponibles. C'est comme pour l'Atelier lyrique que je viens de créer et que Christian Schirm va diriger. Nous avons douze postes, mais pour l'instant nous n'avons recruté que six chanteurs mais de très haut niveau, sur quelque deux cents auditions. Le nombre de douze ne doit pas être absolu. Mais pour la danse, je tiens à le redire, je laisse les pleins pouvoirs à Brigitte qui est très créative. Elle voyage beaucoup et prend beaucoup de contacts. Je suis également très heureux de voir arriver Elisabeth Platel à la tête de l'Ecole de danse. J'ai beaucoup parlé avec elle et c'est une personnalité magnifique.

     

    Le 28/06/2004
    Gérard MANNONI


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