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ENTRETIENS 25 avril 2024

Hugues Gall, la délivrance

A l'issue de dix années de bons et loyaux services à la tête de l'Opéra de Paris, Hugues Gall quittera son poste le 24 juillet prochain. A l'heure du bilan, il revient non sans amertume sur un règne d'une décennie encombré de freins en tous genres. Un départ sous le signe de la délivrance, sans une once de regrets.
 

Le 28/06/2004
Propos recueillis par Françoise MALETTRA
 



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  • Comment décrire l'état d'esprit dans lequel se trouve le patron de l'Opéra de Paris, au moment où il s'apprête à le quitter après neuf ans de ce qu'il faut bien appeler de bons et loyaux services ?

    Je suis dans l'état d'esprit de quelqu'un qui est à des millions d'années lumière de toute idée de nostalgie, de regret, ou d'arrachement. J'attends le 24 juillet à minuit, comme le berger attend l'aurore. La vérité est que j'aurai fait mon travail avec le sentiment de l'avoir bien fait, parfois moins bien que je l'aurais voulu. Mais la volonté de tirer pendant neuf ans un char d'une aussi incroyable lourdeur m'a épuisé. Et surtout de le faire envers et contre toutes les pesanteurs qui, contrairement à ce que je pouvais penser, n'étaient ni politiques, ni bureaucratiques, celles-ci ont été normales, mais contre les représentants syndicaux rétrogrades de cette maison.

    Grâce à Altamusica, je peux les remercier publiquement d'avoir fait en sorte que je parte joyeusement. Quand on voit avec quelle mauvaise volonté tout esprit de réforme est absent d'un théâtre où l'on est incapable de concevoir un bonheur collectif qui ne passe pas par le maintien des mandarinats, on ne rêve plus, croyez-moi. Le dialogue social ? Laissez-moi rire ! La plupart de ceux qui l'organisent l'ont floué, en provoquant des moments de tension qui n'étaient pas justifiés. On n'aurait pu faire la même chose et arriver beaucoup plus loin, si on avait eu en face de soi des gens de bonne foi, en particulier au sein de la CGT. On a trompé des personnes qui ne demandaient qu'à l'être. Nul n'était obligé de voter contre sa volonté. Nul n'était obligé de suivre aveuglément.

    Professionnellement, rien à dire : les musiciens font de la musique, les danseurs dansent, tous sont excellents. Mais l'idée de l'intérêt de la collectivité et de l'institution qui les protège depuis trois siècles et demi, je l'ai rarement vu s'exprimer avec lucidité. J'aurais dû le savoir, j'ai connu ça pendant onze ans, de 1969 à 1980. Aujourd'hui je suis comme Polyeucte : désabusé.

    « La volonté de tirer pendant neuf ans un char d'une aussi incroyable lourdeur m'a épuisé Â».

     

    Qu'est-ce qui vous a fait tenir pendant toutes ces années ?

    C'est très simple. C'est l'idée qu'il faut faire le travail pour lequel on est appointé. J'avais pris un engagement, je m'y suis tenu.

     

    Et la passion ?

    Je ne connais pas. Je ne suis pas un homme de passion. J'ai voulu quelque chose, on m'a donné les cartes pour jouer, je les obtenues en 1993. J'ai dit quelles étaient les conditions qui me semblaient propices pour faire avancer cette machine et la rendre acceptable par la collectivité nationale, les spectateurs et les gens de bonne foi, malgré certains de vos collègues qui trouvaient que ce que je faisais était médiocre, ou pire. C'est tout de même une bonne raison pour faire ce pourquoi on est payé, non ? C'est peut-être une considération triviale, mais à Genève, d'ou je viens, on sait ce qu'est le travail. Alors, pourquoi je l'ai fait ? Parce que je suis libre et impertinent, profondément impertinent, que je n'ai de devoirs que vis à vis de moi-même. C'est peut-être là ma force. Je me suis dit tous les matins : personne ne décidera à ta place de savoir si tu vas être encore là ce soir. Je pouvais partir à tout moment. Personne ne m'a contraint, sinon moi-même.

     

    Vous n'avez rien caché de cette désillusion à Gérard Mortier ?

    Il sait parfaitement à quoi il doit s'attendre. On ne lui a pas doré la pilule. Pendant trois ans, j'ai veillé à ce que cette transition se fasse dans les meilleurs conditions possibles de clarté et de franchise. Je crois qu'il en est heureux. Mais ce n'est pas facile pour autant. Je sais de quoi je parle. En 1969, j'ai fait la réforme de l'Opéra. C'est moi qui l'avais suggéré à Liebermann, et nous l'avons conduite pendant sept ans, lui d'abord, et moi ensuite. J'ai quitté l'Opéra en 1980 pour Genève. En 1985 Maurice Fleuret, en 1986 Raymond Soubie, en 1988 Jacques Lang, m'ont demandé de revenir aux commandes. J'avais de bonnes raisons de refuser, et surtout de ne pas oublier les onze années que j'avais vécues avec les pires problèmes. Alors, treize ans plus tard, je pensais être de ceux qui auraient pu avoir la conscience la plus aiguë des difficultés qui l'attendaient. Eh bien non ! Je me suis réveillé en me disant : quelle bêtise tu as faite en quittant ton coin tranquille de Genève, aux côtés de gens normaux qui ne passent pas leur temps en cocoricos ridicules !

     

    Alors, encore une fois, pourquoi ne pas partir plus tôt ?

    Je vais vous dire pourquoi. Quand j'étais gosse, j'avais une peur épouvantable de la fraise du dentiste. Mais en bon praticien, celui-ci me donnait une sorte de poire en me disant : « quand ça te fait mal, tu appuies et j'arrête Â». A partir du moment où je pouvais gouverner ma douleur, je la supportais. Je savais que c'était moi qui pouvais y mettre fin. Donc, la fraise ne s'arrêtait pas. Admettons qu'ici, à l'Opéra, j'avais les moyens, chaque matin, d'éviter ce supplice. J'avais la clé de la porte. Je suis donc resté. Mais le plaisir de faire ce métier, je l'ai perdu.

     

    Reste, chaque soir, le moment où le rideau se lève sur le spectacle. Comment ne pas retrouver, pendant quelques heures, ce plaisir-là ?

    Oui, le soir, c'est autre chose, je vous l'accorde. Mais c'est tout de même difficile d'oublier ce qu'il vous a coûté en tracasseries en tous ordres. La qualité, oui, a souvent été là, quoiqu'on en ait dit dans une certaine presse, mais l'enthousiasme, rarement.

    « La qualité a souvent été là, quoiqu'on en ait dit dans une certaine presse Â».

     

    On sait que vous préférez parler de construction, plutôt que de bilan. Sur ce plan-là, les résultats sont éloquents : des équipements techniques enfin performants à Bastille et à Garnier, ce qui a permis la mise en place d'une politique d'alternance des productions, des compétences renforcées à tous les niveaux, un cahier des charges largement honoré quant aux créations lyriques et chorégraphiques, et ce qui n'est pas la moindre des performances, une gestion financière stabilisée. On peut dire : mission accomplie !

    Il n'y a pas de quoi s'en étonner. Ca devrait tout simplement être la norme. Dans un passé pas si lointain, on a confié la direction de cette maison à des gens dont ce n'était pas le métier. Moi, je plaide pour le sérieux, contre l'amateurisme et le dilettantisme. La poudre aux yeux, ça ne suffit pas. Parfois elle est belle, mais à long terme, ça ne tient pas. Pour obtenir certaines choses, j'ai souhaité un statut qui permettait la durée, sans laquelle aucune construction valable n'est envisageable, ni sur le plan de la qualité, ni sur celui du répertoire ou celui du changement des habitudes. J'ai pu en obtenir quelques unes, qui n'étaient pas données d'avance. En 1993, les syndicats ont signé des conventions collectives que je n'ai pas négociées, et qui présentaient des avantages certains. Ils ne s'attendaient pas à ce qu'un nouveau patron se mette à les appliquer. La raison est qu'ils n'y ont pas cru. Surprise ! Mais j'ai réfléchi, dès cette année-là, à une réglementation intérieure consentie par le droit du travail, discutée, négociée, concertée avec le comité d'entreprise. Tout le monde était visiblement d'accord. Eh bien, il a fallu deux ans de chicanes pour y parvenir.

    Imaginez la situation : de 1989, date de l'ouverture de Bastille, jusqu'en 1996, l'opéra a fonctionné sans un règlement intérieur, qui, excusez-moi, mais engageait tout le monde. L'exemple le plus tragique a été, en 1992, l'accident de Séville qui a coûté la vie à une choriste. On s'est aperçu alors que rien n'était en place, et il a fallu du temps pour s'en relever. Il fallait donc mettre en oeuvre de nouvelles normes de sécurité et prévoir des délégations de pouvoir. Bref, essayer de remettre de l'ordre, malgré le frein des syndicats qui encore une fois a été terrible.

    « Encore une fois, le frein des syndicats a été terrible Â».

     

    Comment a été vécue la fermeture de Garnier en 1995/96, sachant que, outre la restauration complète de la scène, il allait falloir répartir les personnels ?

    Il n'y a pas eu trop de grèves, parce qu'on se trouvait sur le lieu Bastille devant un surcroît de personnels, où certains, appartenant à Garnier, avaient été laissés pour compte, au motif que les meilleurs devaient aller à Bastille. Inouï ! Mais lorsqu'en 1997/98 les deux théâtres ont recommencé à travailler sur un nouveau rythme, de façon plus intense, tous les techniciens des divers corps de métier ont été mis en parallèle, en balayant cet argument insensé. Mais la résistance a été sévère, et les grèves ont repris.

     

    Que vous le vouliez ou non, vous garderez, Hugues Gall, l'image d'un grand patron, d'un vrai chef d'entreprise. C'était, convenez-en, ce qu'on attendait de vous.

    Si cela signifie avoir du bon sens, du courage et de la compétence, je suis d'accord. Mais je ne me fais aucune illusion. Vous verrez, d'ici peu, le bilan qui sera donné de ces neuf dernières années. On ne parlera, encore et toujours, que de la multiplication des grèves, on critiquera ma programmation, et j'en passe
    J'espère seulement que les personnels de ce théâtre se rendront compte que les succès que nous avons connus sont aussi les leurs, qu'ils sont les meilleurs garants de leur emploi, et la justification de la subvention qui pour l'instant n'est pas remise en cause. Mais il faut de temps en temps que quelqu'un dise : non ! Faute de quoi c'est l'ensemble des personnels qui risque d'en pâtir.

     

    L'aventure se termine. Quel sera l'avenir de Hugues Gall ?

    C'est très clair : je ne veux plus jamais de ma vie diriger un théâtre d'opéra, plus jamais. Trente-cinq ans, ça suffit. Et puis je vous le répète : la vie commence le 25 juillet. Enfin !

     

    Le 28/06/2004
    Françoise MALETTRA


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