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ENTRETIENS 16 avril 2024

Augustin Dumay, musicien et résistant

Augustin Dumay est évidemment l'un des grands violonistes actuels. Mais depuis trois ans, il est aussi le directeur artistique du prestigieux festival de Menton. Il a livré à Altamusica les réflexions que lui suscitent ses diverses activités. Rencontre avec un immense artiste, qui se définit lui-même comme un résistant.
 

Le 02/08/2004
Propos recueillis par Yutha TEP
 



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  • Avant de parler de Menton, pourriez-vous nous dire quelques mots de vos activités ne concernant pas votre carrière de soliste ?

    Je vais diriger aux Figures de Radio France en novembre « mon Â» orchestre, l'Orchestre Royal de Chambre de Belgique, dont je suis le directeur depuis à peu près une demie-saison, avec au programme des oeuvres de Chausson, Ravel et Lekeu. La saison suivante, ce sera Mozart au Théâtre des Champs-Elysées, avec un concerto pour violon, un autre pour piano et une symphonie, sans compter presque certainement un autre concert avec de la musique de chambre. C'est une diversité que nous permet la géométrie variable de l'orchestre. Dans ce cas présent, le projet était de bâtir quelque chose de nouveau à partir de fondements existants J'avoue trouver ce travail passionnant ! Mais la nouveauté de cette partie de mes activités n'est qu'apparente. Des personnes m'avaient vu travailler avec l'English Chamber Orchestra, le Scottisch Chamber Orchestra ou l'Orchestre Philharmonique de Los Angeles, j'ai aussi dirigé parfois la Camareta Academica Salzburg. En toute modestie, je pense qu'il était normal qu'un jour on m'appelle.

     

    Direction d'orchestre ou de festival, est-ce chose nouvelle pour vous ?

    La direction d'orchestre m'a très tôt attiré, j'avais 17 ans quand j'ai commencé à y songer sérieusement : à ce moment-là, j'ai eu la grande chance de travailler avec Herbert von Karajan, nous en avons parlé, il m'a conseillé de travailler en ce sens. Karajan m'a en quelque sorte parrainé, puisqu'il m'a mis en contact avec un professeur en direction d'orchestre, avec des orchestres de jeunes également. Je n'en ai pas trop parlé autour de moi à cette époque, parce qu'un changement m'aurait automatiquement mis dans un contexte différent ; je ne voulais pas, notamment, m'inscrire dans une logique de pouvoir. Par la suite, d'ailleurs, je n'ai pas mis en pratique mes désirs en France, j'ai commencé par des concerts à l'étranger. Je voulais avant tout être libre pour faire de la musique.

     

    Comme vous venez de le dire, c'est votre carrière de soliste qui vous place dans une position idéale pour juger du monde musical.

    Cela fait maintenant 55 ans que je suis musicien, et ma carrière fait que je suis un témoin de l'évolution des choses dans le monde. Jouant un peu partout avec beaucoup d'orchestres et de grands chefs, avec des musiciens exceptionnels s'agissant de la musique de chambre, je me trouve donc au centre de ce qui se passe. Il est en conséquence inévitable que je me forme un avis, sur les réalités nationales ou internationales, et que j'éprouve alors le désir de faire évoluer les choses à travers mes activités. Je parle ici, entre autres, des faits en apparence anodins, mais que j'estime dangereux pour le futur. Cela dit, c'est en fait une situation que je qualifierais de normale : si un musicien n'est pas sourd ni aveugle, il doit sortir quelque chose de ses activités.

     

    Que pensez-vous, par exemple, de ce qui vient de se passer à Toulouse, avec la disparition officielle de l'Orchestre National de Chambre ?

    Ce qui se passe à Toulouse est un grand malheur. Mais vous savez, sans réelle volonté politique, cela devait arriver, c'est un cas typique : un orchestre, c'est avant tout un budget, et ici il n'y avait pas de volonté réelle de trouver une solution. On a laissé la situation se diluer, on a laissé l'énergie disparaître dans des considérations purement matérielles. Il aurait fallu une vraie réflexion autour d'une table, parce qu'un orchestre de chambre, c'est une famille. Gérard Caussé qui était venu pour travailler, n'a pas trouvé les conditions pour le faire.

     

    C'est un sujet de réflexion normal pour un directeur de festival.

    Pour un festival, c'est le même schéma. Un festival, c'est une région et une ville, c'est donc aussi une volonté politique. La grande chance à Menton, c'est que le maire a une vraie volonté de développer le festival. Il faut dire aussi qu'il existe une tradition musicale réelle, puisque nous en sommes à la 55e édition. On travaille alors sur l'évolution du projet, pour attirer un nouveau public en particulier. Il ne s'agit pas en priorité d'augmenter la fréquentation, parce qu'elle est déjà très bonne, mais je serai heureux par exemple de faire découvrir de nouveaux répertoires, je voudrais ainsi attirer un public jeune. Sur ce point, je ne fais que méditer sur un problème général à la musique classique. J'aimerais ainsi développer un département éducatif, qui entretiendrait des liens avec les grandes universités, les écoles de musique etc. C'est un point sur lequel beaucoup de gens s'expriment volontiers, mais pour lequel rien de concret ne se fait.

     

    Quelle est votre opinion sur ce point : la diffusion et la promotion de la musique classique ?

    La réalité, c'est que la musique classique occupe une place très minime dans les préoccupations des responsables politiques. Je le redis encore une fois, nous avons la grande chance à Menton d'avoir un maire pour qui au contraire elle est importante. Mais prenez la télévision : sa manière même de présenter la musique classique pose un problème, car en général, quand on annonce un sujet sur le classique, on a droit ensuite à tout autre chose. La littérature subit d'ailleurs le même traitement. Il est de notre devoir de résister à un certain nombre d'idées dangereuses, et la qualité est la seule manière de résister. Il faut par exemple ne pas céder aux sirènes d'une certaine musique cross-over, ne pas aller systématiquement vers ce qui plaît, demander à un grand artiste de ne faire que du marketing. Mais ce n'est pas chose nouvelle : en leur temps, un Mozart faisait de la résistance face à l'aristocratie. On ne soulignera jamais assez les démêlés de Bach avec les autorités municipales de Leipzig. Mozart ou Bach étaient de grands résistants ! Je suis triste que l'on ait un peu perdu cette idée, cette notion d'éthique si importante dans certains domaines. On a aussi oublié que cette éthique est ce que l'on attend de nos responsables.

     

    Pensez-vous qu'il y a une crise actuellement de la musique dite classique ?

    Je suis persuadé qu'il s'agit en grande partie d'une mauvaise présentation de la situation. S'il y a crise, elle concerne le disque. Mais même pour le disque, il faut replacer les choses. Si l'on considère la continuité des événements depuis les années 1950-1960, on constate qu'il y a eu une sorte de bulle qui a maintenant disparu. Il s'agit, selon moi, d'un retour à la normale ! L'erreur a été de croire que la musique classique pouvait se comparer à la musique pop ou à la variété. L'intérêt du public ne me semble pas avoir diminué, il obéit au contraire à une courbe ascendante, ou du moins il reste stable. Je trouve cela plutôt encourageant, au vu par exemple des difficultés que rencontre le domaine du livre. Les salles sont pleines ! Certes, le renouvellement des publics pose un problème ; c'est particulièrement vrai pour un pays comme l'Italie, mais il s'agit là de cas spécifiques. La raison en est qu'un certain travail d'éducation ne se fait pas au niveau des grands médias ou dans l'Education nationale.

     

    Quelle direction devrait prendre, principalement, ce travail d'éducation ?

    C'est la notion d'effort qui est importante. J'aime citer la polémique qu'a déclenché Serge Gainsbourg quand il a déclaré que la chanson était un art mineur. J'adore personnellement la chanson française, mais ce que voulait dire Gainsbourg, c'était qu'un artiste consacrant toute sa vie à Mozart ou Schubert évoluait dans une autre exigence – dans le monde de la variété aussi, il faut travailler pendant des années et des années. Un violoniste, par exemple, pourrait passer toute son existence sur les seuls problèmes physiques posés par son instrument ! Il y a mille choses que je n'ai pas pu faire parce que le violon prenait toute la place. J'ai pourtant tout fait pour vivre à côté de mon instrument : quand j'étais jeune, je travaillais mon violon avant d'aller en classe, et après les cours et les devoirs, je travaillais de nouveau le violon. Même maintenant, après un concert, je vais au plus vite soit travailler soit dormir si je suis en tournée : pas question de faire la fête, car c'est un devoir de responsabilité et d'exigence. Je crois qu'un musicien doit aussi être responsable, et je n'aime pas qu'un artiste fasse croire que son art est facile, c'est un mensonge. Chez un musicien, il y a toujours une part d'inné et une part d'acquis. Certains musiciens peuvent devenir de grands instrumentistes, sans être de grands interprètes : ils font un travail fantastique sur le plan, je dirais, artisanal, ils gagnent des concours et percent. Ce sont souvent ces artistes dont s'empare le marketing, avant de les jeter ensuite comme des kleenex. D'autres musiciens sont de grands interprètes, mais ils n'ont pas le courage d'être de grands artisans. Les plus grands artistes, ce sont ces personnes qui ont potentiellement tout pour devenir des musiciens, mais qui en plus accomplissent le travail artisanal indispensable.

     

    Vous avez parlé de nos responsables : pouvons-nous revenir sur ce point ?

    La grande bataille à venir, c'est le développement de l'intérêt des politiques vis-à-vis de la musique classique. Je suis tout à fait d'accord avec Pierre Boulez quand il déplore le fait que le seul concert auquel ait assisté notre ministre de la Culture est un concert de Johnny. Le problème de la musique classique, c'est celui de l'inculture, que l'on regarde d'ailleurs du côté de la droite ou de la gauche. Beaucoup de responsables ne sont pas des incultes, mais ils adorent cette culture en silence, dans le cadre de leur vie privée : dès qu'ils abordent le domaine de leurs responsabilités publiques, ils deviennent d'une discrétion totale ! Nos présidents de chaînes de télévision appartiennent malheureusement à cette catégorie : souvent, ils incitent leurs enfants à connaître la musique classique, ils achètent eux-mêmes des disques classiques ou des billets de concerts. Il est d'autant plus aberrant de constater que dans le cadre de leurs responsabilités, ils prennent la décision de conduire les masses dans la direction inverse. C'est à la limite, justement, de l'irresponsabilité ! Selon moi, ils ne remplissent pas leur cahier des charges, celui qu'un Marcel Landowski leur a assigné, et qui est de lutter pour la culture.

     

    Comment résistez-vous dans le cadre de vos fonctions à Menton ?

    Au niveau de la programmation d'un festival, il faut par exemple ne pas se servir de la musique ancienne comme argument de vente, faire des programmes avec 95% de baroque – et 1% de musique contemporaine pour avoir bonne conscience. Attention, je voudrais qu'il soit clair que je n'ai rien contre la musique ancienne, les Harnoncourt ou Gardiner sont des grands amis, mais je refuse de voir le baroque devenir une solution marketing. En programmant par exemple la musique ancienne à Menton, je ne veux pas l'utiliser, je veux au contraire la servir. Il n'y en avait jamais eu à Menton avant mon arrivée en 2003, c'était une situation ridicule ! J'ai donc décidé d'inviter Christophe Rousset et ses Talens Lyriques, le Concerto Köln etc. Vous savez, il y a des lieux qu'on peut appeler reculés où cette musique n'est pas encore arrivée. Mais une fois que certaines personnes ont pu entendre le Concerto Köln dans son programme incluant des dervish tourneurs, j'ai vu des réactions incroyables. Mais les réticences ne concernaient pas que la musique ancienne. Par exemple, le Gustav Mahler Chamber Orchestra est une formation en résidence, mais même pour lui, cela n'a pas été évident au départ. Principalement, on m'a objecté qu'un orchestre de jeunes en résidence à un festival aussi réputé que Menton, c'était peut-être insuffisant. Mon rôle, dans ces cas, consiste à fournir les explications nécessaires.

     

    Et au niveau pédagogique ?

    A Menton, mon souhait est de développer les master-classes, mais pas celles où l'on vient assister à un spectacle, comme c'est très souvent le cas – il faut dire aussi que le public attend malheureusement ce genre de chose –, master-classes pendant lesquelles un maître a l'occasion de briller au détriment de ses élèves et laisse son talent éclater d'une manière provocatrice. J'ai pour ma part plutôt essayé de créer un atelier de réflexion pour des élèves qui, au terme de la master-class, repartiront avec un bagage différent. Une master-class doit faire passer un message extraordinaire. Mais j'ai dû réellement lutter pour parvenir à cette fin !

     

    En quoi votre notoriété internationale vous sert-elle dans ce cas précis ?

    Même un festival comme Menton n'a pas de moyens financiers colossaux. Mon statut de musicien international m'a ici aidé à baisser des cachets qui seraient, sans cela, hors de portée du festival. Si vous prenez de nouveau le cas du Gustav Mahler Orchestra, il n'a pas de réel intérêt à être résident à Menton : ma notoriété a joué son rôle, cette notoriété m'aide donc surtout auprès des musiciens. Mais attention : je n'invite pas que mes amis, loin de là, cela est un principe musical. De même, je fuis l'auto-programmation : je n'ai joué qu'une seule fois, parce qu'on m'a quasiment forcé à le faire – à cause d'une défection de dernière minute, c'était cela ou annuler le concert. Au départ, on m'avait demandé de faire au moins trois concerts durant le festival, j'ai réussi à dissuader tout le monde. Mes responsabilités ici sont autres : je veux recevoir les musiciens moi-même, je dois donc être disponible. C'est la raison pour laquelle je n'accepte aucun engagement durant le mois d'août, j'utilise cette période pour apprendre de nouveaux répertoires, et surtout, je ne suis plus dans l'avion : c'est un immense bonheur ! Menton nourrit positivement ma réflexion, la rend critique quant à ma propre situation, parce que cela m'oblige un peu à m'éloigner de mon nombril.

     

    Festival de Menton
    Du 31 juillet au 28 août 2004


    Les concerts ont lieu sur le Parvis Saint-Michel, à 21h30.
    Renseignements : 04 92 41 76 95
    Email : festival@villedementon.com

     

    Le 02/08/2004
    Yutha TEP


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