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ENTRETIENS 23 avril 2024

Sharon Isbin, égérie de la guitare

Initiative heureuse que celle du Châtelet qui confie un cycle entier (du 2 au 5 février, avec trois concerts et une masterclass) à la grande guitariste américaine, Sharon Isbin. Rencontre avec une musicienne qui défend contre vents et marées un instrument trop rare, et a enrichi son répertoire de manière substantielle.
 

Le 02/02/2005
Propos recueillis par Yutha TEP
 



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  • Votre tout dernier disque comporte trois concertos dont le Concerto de Aranjuez. N'avez-vous pas peur d'une concurrence extrêmement nombreuse ?

    En réalité, le Concerto d'Aranjuez est le seul qui soit souvent enregistré, les deux autres sont beaucoup plus rares. Mais je les ai joués tous les trois pendant près de trente ans, j'ai donc eu le temps d'aller vers un plus grand raffinement. J'ai travaillé avec Rodrigo lui-même pour son concerto, ayant fait sa connaissance en 1979 – cela a été le commencement d'une amitié de vingt ans. Rodrigo a toujours répondu à mes questions. De toute façon, tout change avec la vie et l'expérience, j'ai modifié mille fois les doigtés, les éléments d'interprétations etc. Pour le concerto de Villa-Lobos, j'ai en outre beaucoup travaillé avec Segovia. Par ailleurs, en 1982 ou 1983, je ne sais plus, j'ai créé un Trio avec Larry Coryell et Laurindo Almeida, ce qui a changé totalement ma vision de Villa-Lobos. Laurindo, qui a beaucoup fait pour l'introduction de la bassa nova aux Etats-Unis, est devenu un mentor pour la musique brésilienne, pour laquelle il faut jouer entre les notes car il n'y a aucune vraie indication sur la partition. En même temps, j'ai fait la connaissance d'Antonio Carlos Jobim, j'ai travaillé sa musique avec lui. Alors pour moi, la musique brésilienne est quelque chose de très naturel. Et Villa-Lobos traitait la musique folklorique d'une manière classique, il y a dans son concerto la présence de plusieurs styles de danses, ce qui fait que pour connaître les formes et les caractères de ses chansons, il faut avoir une grande expérience.

     

    Vous aimez visiblement être au contact des compositeurs, et vous avez créé un grand nombre d'oeuvres. Quelles sont vos rencontres marquantes ?

    Tan Dun est un personnage fascinant, et j'ai eu la chance de le connaître avant qu'il devienne si célèbre ! Il a écrit un concerto pour moi en 1996, juste avant que sa popularité n'explose. Je lui ai spécifiquement demandé une écriture plus traditionnelle, plus accessible, parce que je suis convaincue qu'un concerto pour guitare, pour rencontrer le succès, doit avoir des liens avec le passé. Mais Tan Dun est, par exemple, très inspiré par le pipa, un luth chinois ancien, et il aime utiliser la guitare pour évoquer les sonorités du pipa. Il intègre dans sa musique simultanément les gestes de l'héritage espagnol, comme le flamenco, et les techniques du pipa, qui peuvent créer un climat fantomatique. Le pipa produit aussi des tremolos, on n'utilise ni le doigt ni l'ongle, on joue avec un ongle artificiel, les mouvements du doigt à la guitare vont vers le corps, alors qu'à la guitare c'est l'inverse. Tan Dun veut prolonger le son à la manière d'un pipa, ce qui me contraint à chercher de nouvelles techniques de jeu.

     

    Vous aimez intervenir dans l'esthétique d'une composition ?

    Cela dépend des compositeurs. Pour Lukas Foss et son American Landscapes, j'ai demandé l'inclusion d'éléments inspirés par la musique folk américaine. Avec Joseph Schwantner, je n'ai rien demandé du tout, parce qu'il savait précisément ce qu'il voulait faire. Tout dépend donc des cas. Christopher Rouse avait sa propre idée, qui était liée à Gaudi et à l'architecture espagnole. En général, je travaille une ou deux fois avec un compositeur, parce que je souhaite réellement essayer des choses nouvelles. Le concerto de Tan Dun est particulier, parce que j'ai fait la création avec l'Orchestre National de France en Allemagne, je l'ai joué deux fois en Europe et en Asie, jamais en France ni aux Etats-Unis : dans mon pays, il est si célèbre avec Tigre et Dragon qu'on ne demande plus que cette partition !

     

    Et les compositeurs français ?

    J'ai évidemment contacté Henri Dutilleux, qui m'a promis il y a vingt ans de m'écrire une pièce
    Je suis allée dans sa maison, nous avons passé un merveilleux moment. Il m'a dit que s'il composait une pièce pour guitare, je serai la personne à la créer. Mais il a été tellement occupé et il a été tellement pris par ses commandes existantes
    C'est un homme merveilleux, et j'admire totalement sa musique.

     

    Avez-vous été tentée par les expériences sonores, comme trouver de nouvelles sonorités ou modifier la facture de votre instrument pour produire des sons novateurs ?

    Vous savez, pour moi, la guitare est tellement versatile, elle est capable d'explorations tellement diverses qu'elle peut s'imposer avec succès tant dans une esthétique d'avant-garde que dans une esthétique plus traditionnelle, tout dépend de ce que l'on recherche. Certaines des pièces écrites pour moi sont traditionnelles, d'autres sont plus expérimentales, mais au final, ce qui prime c'est la qualité de la musique, plus que son style. Par ailleurs, je n'ai pas la volonté pour l'instant de modifier la facture de l'instrument, de faire donc des recherches allant en ce sens. J'ai suffisamment à faire ! Par exemple, je peux enfin jouer les Suites pour luth de Bach après dix ans d'études avec Rosalyn Tureck ! Je n'ai pas eu vraiment le temps de me vouer à la musique contemporaine
    J'ai bien conscience qu'on peut aller vers de nouveaux développements de l'instrument, mais je préfère laisser cela à d'autres.

     

    Cela étant, la guitare est un instrument qui privilégie l'intimité. Quelle rôle donnez-vous à l'amplification sonore, sujet encore tabou dans notre musique classique.

    Pour les Etats-Unis, il y a à peu près onze ans, j'ai développé un système sonore particulier que je peux transporter un peu partout dans le pays, mais il est trop difficile de l'emmener avec moi hors des Etats-Unis. Je dois donc utiliser des techniques de sonorisation plus traditionnelles, je suis contrainte d'être très minutieuse dans mes choix et mes réglages. Il est intéressant de lire ce que Villa-Lobos écrivait au sujet de son concerto dans les années 1950. Son oeuvre était écrite un petit ensemble instrumental avec guitare, mais nécessitait quand même une amplification, et Villa-Lobos disait que le développement de la technologie rendait l'amplification possible, il parlait même d'amélioration. Il était véritablement visionnaire. La technique est évidemment bien meilleure maintenant, et tous les compositeurs avec lesquels j'ai travaillé, trouvent naturel que la guitare ait un soutien sonore. Bien sûr, ils le traitent de manière différente.

     

    Le monde de la guitare est assurément très masculin. Comment expliquez-vous ce fait ?

    Selon moi, la visibilité de la guitare telle qu'elle s'est développée notamment en Espagne, tournait essentiellement autour du flamenco, et le flamenco est surtout joué par les hommes – même si du côté chant, le flamenco est chanté aussi bien par les hommes que par les femmes. Evidemment, on ne doit pas sous-estimer le fait que, pour la guitare moderne, des hommes ont été les premiers à servir de modèles, comme Segovia par exemple. Mais si l'on remonte dans le temps et que l'on considère les joueurs de luth, par exemple dans les tableaux, il y a une forte présence de femmes ; il suffit de regarder les tableaux de l'époque ! C'est pareil pour le clavecin. Cela était considéré comme faisant partie de leur éducation. Evidemment, aux Etats-Unis, on ne peut pas remonter à une tradition remontant aux XVIIe ou XVIIIe siècles, la guitare est un instrument neuf dans notre pays. Dans les années 1960 ou 1970, la guitare était jouée par des jeunes garçons, qui faisaient du rock ; quand à 16 ans, ils entendaient de la guitare classique, c'était pour eux une découverte. Combien de jeunes filles jouaient de la guitare rock ? Pas beaucoup, je pense, même de nos jours. C'était mieux en France, où il y avait Ida Presti – la femme d'André Segovia –, une guitariste fantastique.

     

    Quelle serait la spécificité de votre apport en tant que femme ?

    Le monde de la guitare est très masculin, c'est vrai. Mais je crois qu'être un homme ou une femme n'a pas réellement d'importance. Hommes et femmes ont la même capacité à se révéler sensibles, délicats, forts etc. Cela ne dépend pas du sexe. Cela étant dit, la vie d'une artiste conditionne sa manière de voir le monde, et cette dernière est très présente dans sa musique. La guitare est pour moi un instrument qui peut avoir une voix humaine, avec un lyrisme, un legato, mais possède aussi une dimension percussive grâce à des attaques très exactes. Mais il est important de ne pas oublier le lyrisme, et ce dernier n'est peut-être pas essentiel pour certains guitaristes, alors qu'il l'est pour moi.

     

    Le 02/02/2005
    Yutha TEP


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